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William Nordhaus & Paul Romer, Nobel d'économie 2018

9 décembre 2021

Le Nobel d'économie 2018 a été décerné à William Nordhaus et Paul Romer pour avoir intégré, respectivement, le changement climatique et le changement technologique dans l'analyse macroéconomique de long terme". Qu'est-ce que cela veut dire? Par Alexandre Delaigue.

 

Qu'est-ce qu'un modèle économique?

Les économistes raisonnent souvent à l'aide de modèles. un modèle, en économie comme dans toutes les autres sciences, est une représentation simplifiée de la réalité utilisée pour mieux la comprendre. Un modèle peut être compris comme une carte géographique : elle représente la réalité de manière schématique, en simplifiant certains éléments, en décrivant d'autres. Une carte n'est pas la réalité : elle est une représentation qui nous sert à comprendre la réalité et à y évoluer. Elle est toujours fausse, parce qu'elle simplifie la réalité, mais ne doit pas être "trop fausse".

Ainsi, si j'ai uniquement le plan de métro parisien, je parviendrai sans doute à me déplacer dans la ville à pied : les stations de métro constituent des points de repère. Par contre ce plan ne me sera d'aucune utilité si je suis dans le métro de Londres, même s'il est très détaillé et précis. Si je veux faire de la randonnée, une carte à petite échelle, indiquant le relief, me sera très utile, mais pas tellement si je veux faire un trajet en voiture. Le bon modèle est celui qui est suffisamment simplifié pour être utilisable pour comprendre la réalité.

Paul Romer et William Nordhaus ont été récompensés pour avoir conçu des modèles dont l'objet est la plus grande question économique de tous les temps.

 

La plus grande question

Si l'on veut représenter toute l'histoire économique de l'humanité en un seul schéma, c'est simple; voici le graphique du PIB mondial (en monnaie constante) depuis deux millénaires (source)

Le commentaire de ce graphique est simple: pendant des millénaires il ne s'est, économiquement, rien passé. Puis à partir du 17-18ième siècle la production mondiale a explosé de manière exponentielle.

On peut ajouter à ce graphique deux autres, qui montrent la même logique. Celui de la population mondiale (source) :

Et celui des émissions de gaz à effet de serre (source) :

Ces trois graphiques, spectaculaires, résument les plus grandes questions économiques, les plus déterminantes pour notre présent, et notre avenir, bien plus que les chiffres éphémères dont s'abreuve l'actualité. Que s'est-il passé, vers le 18ième siècle, qui a conduit à ce changement aussi énorme, inédit? Et combien de temps tout cela va-t-il continuer? Est ce que la croissance économique va se poursuivre à ce rythme exponentiel, vers l'infini? Ou doit-on envisager une stabilisation, nous laissant à un PIB mondial élevé, stationnaire? Ou doit-on envisager un effondrement brutal, nous ramenant d'un coup à la tendance de long-terme, sous l'effet de l'épuisement des ressources naturelles et de la dégradation du climat?

 

Sommes-nous des bactéries?

Montrez ces graphiques à un biologiste, sans lui dire de quoi il s'agit, et demandez-lui ce que c'est. Il vous répondra instantanément qu'il connaît ces graphiques : c'est l'évolution d'une population de bactéries dans une boîte de Petri.

Prenez une boîte de Petri, remplissez-là d'un milieu nutritif, et déposez au centre une petite souche de bactéries. Leur nombre va doubler au rythme des divisions cellulaires, et augmenter de manière exponentielle, suivant une courbe croissante comme celles du PIB et de la population mondiale. Les bactéries vont se développer en cercles, jusqu'à atteindre les bords de la boîte, dévorant la nourriture. Et là, ayant consommé toute la nourriture, leur population va s'effondrer d'un coup, encore plus rapidement qu'elle n'avait augmenté.

Dans les années 70, observant ces graphiques, des scientifiques en ont tiré la conclusion suivante : nous sommes des bactéries dans une boîte de Petri. Et ils ont conçu des modèles prédictifs sur cette base.

La population humaine et sa consommation augmentent à un rythme exponentiel; les ressources de la planète sont finies; il faut arrêter la croissance économique, limiter drastiquement la croissance démographique, sous peine d'un effondrement rapide. Dans cette approche, le milieu nutritif des bactéries est l'énergie, les combustibles fossiles - charbon, pétrole - que nous utilisons depuis le début de la révolution industrielle pour transformer la matière et augmenter la production. Lorsque ces sources d'énergie seront taries, l'humanité retournera à son état initial de pauvreté et des milliards de personnes ne pourront plus survivre. Le choc pétrolier, en 1973, ne faisait que préfigurer ce qui nous attendais faute de prendre des mesures drastiques.

Mais très vite, ces raisonnements ont suscité des critiques. C'est que, nous ne sommes pas des bactéries. Celles-ci ne sont pas conscientes, et ne disposent d'aucun mécanisme leur indiquant que leur milieu nutritif s'épuise. Or l'humanité est constituée de personnes et de sociétés conscientes, qui font des choix, sur la base des informations dont elles disposent. L'âge de pierre ne s'est pas arrêté faute de pierres, mais parce que les humains ont découvert d'autres moyens techniques de produire. Pourquoi en serait-il autrement avec les ressources fossiles?

En ce moment même, les prix du pétrole élevés me poussent à envisager de changer de voiture, de réduire mes trajets; je prendrai cela en compte lorsqu'il faudra remplacer le chauffage de ma maison. Ces mêmes prix élevés incitent des entreprises à chercher des moyens techniques d'économiser le pétrole; véhicules électriques, énergies renouvelables, etc.

Mais quelle est la bonne approche? Est-ce le modèle des bactéries? Ou est-ce une vision alternative, dans laquelle l'inventivité humaine est la ressource ultime, dans laquelle les ressources naturelles sont, en réalité, infinies? Le premier récit est terrifiant, le second repose sur un pari, celui qu'à la fin, on trouvera bien une solution. Comment trancher entre ces deux récits?

 

William Nordhaus: modéliser l'économie et le climat

William Nordhaus est entré dans ce débat avec l'idée d'apporter des éléments de réponse en construisant un modèle, qui décrirait les interactions entre l'économie et le climat, en s'appuyant sur les connaissances scientifiques disponibles. Si les ressources se raréfient, leur prix monte, incitant à les remplacer ou à en réduire l'usage; si les émissions de carbone et les températures augmentent, la production diminue dans certaines régions, obligeant à se déplacer et produire ailleurs. L'objectif du modèle est de comparer le coût d'une action immédiate - réduire tout de suite les émissions de gaz à effet de serre, par exemple - avec les bénéfices futurs qui en découleraient, en mesurant le plus précisément possible, étant données nos connaissances, ces coûts et ces bénéfices.

Cette approche a été critiquée dans son principe. Comment peut-on approcher cette question sous cet angle? Le climat futur, l'avenir de la planète, peuvent-ils faire l'objet d'un calcul? Et s'il n'était pas "rentable" de sauver le climat, faut-il abandonner pour autant?

Le problème de cette critique, c'est que ce calcul, nous le faisons tous les jours. Les ressources sont limitées et nous ne manquons pas de problèmes dès maintenant. L'avenir du climat est une chose, vous dira le gouvernement indien : mais il y a 700 000 travailleurs qui dépendent de l'extraction du charbon dans le pays, et des centaines de millions de personnes en Inde pour qui avoir l'électricité maintenant est infiniment plus important que le bien-être supposé de gens qui vivront dans 200 ans et que personne d'entre nous ne rencontrera.

Les modèles du type de ceux que Nordhaus a développé mettent en évidence deux aspects principaux. Le premier, c'est qu'on ne peut pas se contenter d'attendre et de dire "le marché se chargera du problème au fur et à mesure des évolutions de prix". Spontanément, nous n'allons pas suffisamment nous préoccuper de l'avenir, et nous risquons de générer trop de gaz à effet de serre, trop de pollution. Dès les années 70 Nordhaus préconisait le recours à des taxes sur les émissions de carbone pour réduire celles-ci.

Deuxièmement, cette approche est très sensible au taux d'escompte - la valeur d'aujourd'hui par rapport à la valeur du futur - que l'on décide de choisir. Que celui-ci prenne une valeur ordinairement utilisée pour ce genre de calcul, et les efforts que nous devons consacrer à la lutte contre le changement climatique deviennent dérisoires. Mais quelle valeur donner à l'avenir? Peut-on vraiment considérer qu'une personne future et son revenu vaut exactement autant qu'une personne d'aujourd'hui? Qui accepterait qu'on lui réduise son niveau de vie pour améliorer celui de gens que nous ne connaîtront jamais?

C'est la limite de cette approche coût-bénéfice, dans un cas comme celui du climat ou les coûts sont immédiats et les bénéfices très éloignés dans le temps. Or il existe d'autres approches, qui n'ont pas été récompensées par le Nobel. C'est le cas des travaux de Martin Weitzman, pour lequel la lutte aujourd'hui contre le changement climatique est une forme d'assurance contre des évènements catastrophiques. Il est possible en effet, comme cela est implicite dans les modèles de Nordhaus, que les effets du changement climatique soient graduels; mais il est possible également que le changement climatique augmente le risque d'évènement réellement catastrophique, irréversible. Le prix à payer aujourd'hui pour lutter contre la dégradation environnementale ne doit pas être calculé comme la somme à mettre de côté pour l'héritage de nos petits-enfants, mais comme la prime d'assurance que nous dépensons chaque mois pour éviter d'être ruinés par l'incendie de notre maison. Dans cette optique les efforts préconisés par les modèles à la Nordhaus sont dramatiquement insuffisants.

L'oubli de Weitzman est regrettable; mais on peut penser qu'en récompensant Nordhaus, Le comité Nobel a choisi de récompenser le travail de modélisation en tant que tel, la modélisation économique comme outil pour traiter les questions les plus pressantes de notre époque.

 

Paul Romer, les choses et les idées

Les travaux de Paul Romer se situent aussi dans le contexte des grandes questions économiques du long terme. Sa question porte elle aussi sur la courbe de la croissance du PIB mondial. Que s'est-il passé? Et comment ce processus peut-il continuer?

La question de l'origine de la richesse est présente dès Adam Smith, qui décrit l'augmentation de la production permise par la division du travail dans "la richesse des nations". Mais ce n'est pas cette voie qui a été suivie par les économistes ultérieurement, qui se sont plutôt intéressés à ce qui est visible : l'accumulation du capital, l'augmentation de la production tirée par la multiplication des machines.

Le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels commence par un véritable panégyrique du capitalisme, qui "a créé de tout autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques" en créant "des forces productives plus nombreuses et plus colossales que l'avaient fait toutes les générations passées".

L'accumulation du capital productif n'est pas vue comme la seule source d'augmentation de la production; les économistes avaient vu que le changement technique, les inventions, contribuaient aussi. Mais il était difficile de savoir comment intégrer cela, qui semblait plutôt relever de l'histoire des techniques, des connaissances naturelles et physiques, en dehors des compétences des économistes qui raisonnent pour le niveau actuel des connaissances.

L'économiste Joseph Schumpeter avait tenté, au début du 20ième siècle, de construire une théorie de l'évolution économique mettant l'évolution technologique au centre du développement du capitalisme. Mais son approche souffrait d'absence, précisément, de modélisation. Dans son optique, l'innovation est le fruit d'une organisation sociale hiérarchisée, dans laquelle des entrepreneurs, surhommes Nietzschéens, mettent en oeuvre la "destruction créatrice", par laquelle le changement technique détruit les anciennes techniques de production pour installer les nouvelles, devenant richissimes au passage. Le capitalisme est dans cette optique "la civilisation de l'inégalité et des fortunes familiales" et la croissance va s'interrompre pour des raisons sociales, les sociétés modernes y devenant de plus en plus hostiles.

L'économiste Robert Solow, élève de Schumpeter à Harvard, a conçu durant les années 50 un modèle permettant d'étudier les interactions entre accumulation du capital et changement technologique. Dans son approche la croissance économique est un phénomène transitoire, à l'issue duquel les économies atteignent toutes un niveau de prospérité semblable, modifié seulement par un changement technologique qui vient de l'extérieur, de manière inexplicable, comme une "manne céleste".

Or au début des années 80 la réalité ne ressemblait pas au modèle de Solow. Loin de ralentir la croissance mondiale accélérait; au lieu de voir les pays converger vers le même niveau de revenu les divergences s'amplifiaient. C'est dans ce contexte que Paul Romer a passé une décennie à construire un modèle dont l'objectif était à la fois de rendre compte de la réalité et de faire du changement technologique l'élément central de la croissance.

Sa théorie consiste à distinguer deux types de production : les choses et les idées. La production de choses, de PIB, relève des règles économiques habituelles. Mais les idées ont d'autres caractéristiques. Premièrement, elles définissent ce qui est une ressource productive et ce qui ne l'est pas. Sans connaissances chimiques pour le transformer en kerosene, en carburant ou en plastique, le pétrole n'est qu'un polluant des nappes phréatiques. Or si les choses sont limitées-la masse de la terre ne va pas augmenter- les idées ne le sont pas. Un gâteau est à la fois un ensemble d'ingrédients et une recette. Si j'ai les ingrédients vous ne pouvez pas l'avoir; si j'ai la recette et vous la donne, je l'ai toujours et vous l'avez aussi.

Les idées peuvent donc se multiplier beaucoup plus rapidement que les choses; par ailleurs elles se combinent entre elles. Inventez l'ordinateur et la fibre optique, vous avez l'internet, qui permet à son tour d'inventer de nouvelles choses. Mais si dès lors la rémunération des producteurs de choses ne pose pas de problème, comment rémunérer les inventeurs?

Il n'existe que des mécanismes imparfaits et limités pour le faire, comme le secret industriel ou la propriété intellectuelle, qui posent un paradoxe: rémunérer les inventeurs exige de limiter la diffusion de leurs inventions, réduisant leurs bénéfices pour la société; favoriser la diffusion des inventions réduit l'incitation à inventer. Dans le modèle de Romer, le résultat de cet arbitrage est qu'il n'y a pas, spontanément, suffisamment d'inventions. Sans des mécanismes spécifiques, la subvention des chercheurs par le gouvernement par exemple, les économies de marché ne produiront pas suffisamment d'innovations. Comme celui de Nordhaus, le modèle de Romer est un modèle décrivant des économies de marché qui ne fonctionnent pas bien spontanément.

L'approche de Romer a accompagné des changements majeurs dans l'analyse économique au cours des années 80. Les économistes et historiens économiques se sont interrogés sur les inventions, l'économie de la connaissance, et l'évolution des technologies. Le modèle de Romer s'est trouvé au coeur des réflexions au milieu des années 90 avec l'essor d'internet. Fallait-il par exemple scinder Microsoft qui abusait de sa position dominante? Comment favoriser l'innovation?

L'excitation, pour autant, n'a pas perduré. La croissance a ralenti dans les pays riches depuis les années 2000, les progrès technologiques ont été décevants, la croissance mondiale a été celle de pays en rattrapage comme la Chine: un monde bien plus proche du modèle de Solow que du modèle de Romer. Mais peut-être qu'une prochaine révolution technologique remettra l'innovation au goût du jour. Les idées de Romer ont en tout cas changé de manière définitive la façon dont nous appréhendons la croissance économique et son avenir : celle-ci ne viendra pas de la fin des ressources, mais de la fin de notre capacité à inventer des choses nouvelles.

 

L'avenir est à écrire

Si le Nobel pour ces deux économistes était attendu, le fait qu'ils aient été mis ensemble a surpris : l'économie de l'environnement aurait mérité un Nobel autonome, récompensant aussi Weitzmann; la théorie de la croissance aurait pu aussi avoir un Nobel seul, joignant à Romer d'autres économistes ayant comme lui contribué à son renouvellement dans les années 80.

Mais les deux auteurs ont des choses en commun. Tous les deux se sont posés les questions les plus importantes de l'histoire économique et de notre avenir, et ont cherché à y répondre par des modèles explicites, permettant de formuler ces questions d'une manière nouvelle.

Leur message pour l'avenir est un optimisme mesuré. Nous ne réglerons pas nos problèmes spontanément, nous disent-ils. L'économie laissée à elle-même ne produira pas la prospérité future dont nous avons besoin, et ne résoudra pas seule les problèmes environnementaux. La solution pour les deux auteurs demande pourtant de faire appel à l'ingéniosité humaine, à l'origine de notre prospérité passée et seule chance pour notre avenir. Le futur n'est pas écrit: Romer et Nordhaus nous ont aidé à le déchiffrer.