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8 octobre 2021
En matière d’islamisme, nos regards se portent vers le Moyen-Orient ou les Champs-Élysées, mais pas assez vers l’Asie, et notamment l’Asie du Sud-Est. Pourtant, que ce soit en Indonésie, aux Philippines ou en Thaïlande, les mouvements islamistes sont de plus en plus présents.
Par Jean-Baptiste Noé
Indonésie : fini la tolérance ?
L’Indonésie est le pays qui compte le plus de musulmans au monde : 230 millions, pour une population de 260 millions d’habitants. Les chrétiens sont estimés à 26 millions. L’islamisation de l’archipel s’est faite à partir de l’an mil, avec la venue des commerçants arabes dans la région. Les bateaux se rendant en Inde, dans les Moluques et en Chine, ils devaient nécessairement passer par le détroit de Malacca, devenue une ville majeure du commerce de cette zone. L’islam indonésien est notamment marqué par le javanisme dit aussi kejawen dans la langue locale et qui correspond à une manière de vivre l’islam. Cela peut s’apparenter à une forme de syncrétisme où l’islam s’est concilié avec les pratiques religieuses antérieures à l’islamisation. Si cela fournit une particularité locale, cette façon de vivre l’islam est combattue par les groupes radicaux qui estiment qu’elle n’est pas conforme à la religion réelle. Soekarno, premier président de l’Indonésie indépendante puis Soeharto (qui dirigea le pays de 1966 à 1998) s’inscrivaient dans ce mouvement de javanisme, étant eux-mêmes originaires de Java. La première charte de l’Indonésie en demande d’indépendance, en 1945, prévoyait l’application de la charia pour tous les musulmans, mais cet article fut finalement supprimé et ne fut pas adopté quand le pays devint indépendant en 1949. L’islam joue toutefois un très grand rôle de cohésion pour un pays fragmenté en des milliers d’îles et comprenant des peuples différents.
Un symbole passé de la tolérance
L’Indonésie a longtemps été le symbole de la tolérance et de l’entente entre les communautés religieuses, même si c’est le pays où est né aussi le groupe islamiste du Jemaah Islamiah. Deux grands penseurs musulmans, particulièrement réputés dans leur pays, ont contribué à pacifier les relations entre les communautés. Le premier est Nurcholish Madjid (1939-2005) qui a développé la théorie selon laquelle le paradis n’est pas réservé uniquement aux musulmans, mais que tous les hommes qui recherchent le bien peuvent l’atteindre. Une conception hétérodoxe par rapport à l’islam et qui n’est pas sans rappeler les théories bouddhistes. Abdurrahman Wahid, ouléma et président de l’Indonésie de 1999 à 2001, a développé l’idée selon laquelle l’Indonésie appartient à tous les Indonésiens et pas seulement aux musulmans. C’est faire passer la nation avant la religion ; une conception qui traverse et divise l’ensemble du monde musulman. Entre le watan (la nation) et l’oumma (la communauté des croyants) que choisir ? Les mouvements laïcs, comme le parti Baas en Syrie et en Irak, ont toujours opté pour la nation, les adeptes du califat choisissent l’oumma. Fort de ces développements intellectuels et de ces penseurs, le jésuite allemand naturalisé indonésien Franz Graf von Magnis a présenté l’Indonésie comme modèle à suivre pour les relations entre chrétiens et musulmans. Exemple qu’il réaffirma encore récemment lors d’une conférence à l’université catholique de Milan.
Sauf que ce modèle est lui aussi en train de vaciller. Comme au Moyen-Orient, le wahhabisme s’infiltre et les mouvements djihadistes se font de plus en plus prégnants. À Sumatra, dans la province d’Aceh, la charia est entrée en application en 2002. La police religieuse y sévit, avec répressions et châtiments corporels à la clef. À Bali, Java et Jakarta, les atteintes à la liberté religieuse se font de plus en plus sentir. Brimades, restrictions des libertés et même attentats sont désormais courants. Le 26 mai 2017, deux attentats revendiqués par l’État islamique ont frappé Jakarta causant une petite dizaine de morts (difficile d’avoir le décompte précis). Cela répond à l’appel lancé par l’EI en avril 2015 où celui-ci avait déclaré partir à la conquête de l’Indonésie. Le gouvernement estime que 500 jeunes sont partis en Syrie pour combattre avec l’EI. Pour eux aussi se pose la question de leur retour dans leur pays. Selon un rapport de l’Aide à l’Église en Détresse (AED), l’Indonésie sera le prochain pays à tomber dans l’islamisme et à combattre les chrétiens. Un changement complet de politique par rapport à la nation construite par les pères fondateurs au moment de l’indépendance.
Condamnation politique
Le 9 mai 2017, le gouverneur de Jakarta a été condamné à deux ans de prison. Celui-ci, chrétien, est extrêmement populaire dans le pays et était candidat à la présidence de la république avec, semble-t-il, de bonnes chances de pouvoir l’emporter. Ahok (son surnom) a été accusé d’avoir offensé l’islam lors d’une réunion politique tenue en septembre 2016 lors de la campagne électorale pour l’élection du gouverneur de Jakarta. Les propos incriminés sont les suivants : son rival (musulman) a affirmé lors d’un meeting qu’il était écrit dans le Coran qu’un non-musulman ne pouvait pas gouverner des musulmans. Ahok a réfuté cette thèse en expliquant que celle-ci n’était pas coranique. D’où des polémiques, des attaques dans les journaux, des dénonciations et le procès. Ahok a perdu les élections au profit d’un musulman radical et a vu ses chances de l’emporter à la présidentielle ruinée, alors même qu’il avait été le vice-gouverneur de Jakarta de Joko Widoda, l’actuel président de la République.
Aux Philippines, la guerre est déclarée
Des Philippines, on connaissait les méthodes particulières du président Duterte pour éliminer la consommation de drogue : création d’escadrons de la mort chargés d’exécuter les consommateurs et les dealers. Une méthode expéditive loin d’être efficace. Celui-ci doit désormais gérer aussi le développement de l’islam radical et la venue de l’État islamique dans son archipel.
Le 23 mai 2017, le groupe djihadiste Maute a pris d’assaut la ville de Marawi (190 000 habitants), située dans l’île de Mindanao (sud du pays). Cela faisait suite à une expédition militaire menée par le gouvernement central pour arrêter un chef de l’État islamique. Environ 500 djihadistes prennent la ville d’assaut, brûlant les bâtiments officiels (hôpitaux, écoles…), décapitant et égorgeant de nombreux civils. La loi martiale a été appliquée (le président a ordonné de tuer toute personne qui refusait de se rendre) et l’armée est intervenue. Le nombre de morts civils est encore inconnu et probablement minoré.
Le 24 mai, les djihadistes ont attaqué la cathédrale de Marawi, enlevant quinze chrétiens, dont un prêtre.
Lancée le 23 mai, la bataille de Marawi est toujours en cours au 20 juin. Certes, l’armée philippine est peu habituée au combat urbain, mais il est tout de même effrayant de savoir que 500 hommes peuvent tenir plusieurs quartiers d’une ville de près de 200 000 habitants (le gouvernement dit qu’ils contrôlent 20% de la ville). Cela interroge sur la capacité de l’EI à former des troupes et à lancer des combats urbains et sur la possibilité des armées régulières à soutenir le combat dans les villes. Par comparaison, Marawi a la même population que Rennes. Financés par l’Arabie Saoudite et inspirés et formés par les islamistes indonésiens, les islamistes philippins rêvent de déstabiliser la zone et d’y installer un califat.
Thaïlande : un pays fragile
La Thaïlande est essentiellement bouddhiste, sauf dans la partie sud du pays où les musulmans forment une forte minorité.
Le 19 avril, plusieurs attaques ont été perpétrées près de la frontière avec la Malaisie : attentats à la bombe, coups de feu, explosions. Les motivations sont à la fois séparatistes et religieuses. Le 9 mai, toujours dans la même région, ce sont deux voitures piégées qui ont explosé sur le parking d’un supermarché, blessant une cinquantaine de personnes. Cette région appartenait autrefois à la Malaisie et n’a été rattachée à la Thaïlande qu’au début du XXe siècle, lors de tractations de l’époque coloniale. Les populations locales n’ont pas accepté ce détachement et souhaitent revenir en Malaisie. Bien que marqué par l’islam, cet indépendantisme n’a, pour l’instant, pas de lien avec le terrorisme islamiste international. Mais face à la monté de celui-ci dans les pays environnants, il est à craindre que les groupes lui fassent un jour allégeance, ne serait-ce que pour bénéficier de son aura et de son soutien logistique.
Puis, le 22 mai, une bombe a explosé dans un hôpital militaire à Bangkok, causant 25 blessés. Ici, les motivations semblent différentes des deux premiers cas. Mais le gouvernement, fragilisé par plusieurs coups d’État, communique peu sur ces drames et ne fournit que peu d’informations.
Dans tous les cas, il ne faut pas omettre de regarder vers l’est de Suez.