"Une démocratie peut se rétablir rapidement d'un désastre matériel ou économique, mais quand ses convictions morales faiblissent, il devient facile pour les démagogues et les charlatans de prêcher. Alors tyrannie et oppression passent à l'ordre du jour" - James William FULLBRIGH
"La protection douanière est notre voie, le libre-échange est notre but " - Friedrich LIST
"Détruire la concurrence, c’est tuer l’intelligence" - Frédéric BASTIAT
"Le budget est le squelette de l'État débarrassé de toute idéologie trompeuse" - Joseph SCHUMPETER
"Il est appréciable que le peuple de cette nation ne comprenne rien au système bancaire et monétaire. Car si tel était le cas, je pense que nous serions confrontés à une révolution avant demain matin. " - Henry FORD
"La confiance est une institution invisible qui régit le développement économique" - Kenneth ARROW
"Qui ne peut attaquer le raisonnement, attaque le raisonneur " - Paul VALERY
"Les investissements d'aujourd'hui sont les profits de demain et les emplois d'après demain" - Helmut SCHMIDT
"La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, et pas une création du besoin" - Gaston BACHELARD
"Une idée fausse mais claire et précise aura toujours plus de puissance dans le monde qu'une idée vraie mais complexe" - Alexis De TOCQUEVILLE
3 juin 2022
C'est une affirmation que l'on voit passer de temps en temps: "Sans fraude fiscale, il n'y aurait pas de déficit public". Elle devient de plus en plus présente, depuis quelques années. Et c'est vrai que les ordres de grandeur semblent correspondre : entre 60 et 80 milliards d'euros pour la fraude fiscale selon certaines estimations, pour un déficit public d'environ 70 milliards d'euros l'an dernier. Mais peut-on vraiment en conclure que faire disparaître la fraude fiscale ramènerait les finances publiques à l'équilibre? Certainement pas. Par Alexandre Delaigue.
Estimations hasardeuses
Si le déficit public est calculé d'une manière assez précise, par définition la fraude fiscale l'est beaucoup moins. On ne peut en deviner le montant que par extrapolation. Si par exemple dans un échantillon d'entreprises on a détecté un nombre moyen de fraudeurs et un montant global de fraude, on peut essayer de deviner ce qui vaut pour l'économie dans son ensemble. Une autre méthode consiste à mesurer l'activité économique, d'en déduire le montant d'impôts qui devrait "normalement" être perçu, le comparer avec les recettes effectives, et en déduire un manque à gagner correspondant à la fraude. Avec la meilleure volonté du monde, ces méthodes peuvent au mieux donner des ordres de grandeur, avec des marges d'erreur élevées.
Ainsi l'Union Européenne estimait-elle le montant de la fraude fiscale en Europe à 1000 milliards d'euros dont 160 milliards pour la France; un rapport du Sénat en 2012 l'estimait entre 30 et 60 milliards, tandis que le syndicat Solidaires-finances publiques arrive à la fameuse estimation entre 60 et 80 milliards. Bref, l'incertitude sur les montants est énorme. Cela dit, ce n'est pas le problème principal car elle va dans les deux sens, le "vrai montant" de la fraude peut être inférieur comme supérieur au montant du déficit. Cette incertitude est un problème mais ce n'est pas l'essentiel.
Le coût de la lutte contre la fraude
On pourrait imaginer un monde dans lequel les fraudeurs fiscaux, soudain pris de remords, se rueraient vers les services de Bercy en robe de bure et couverts de cendres pour régulariser leur situation et demander pardon. Sans cette éventualité, il va falloir lutter contre la fraude fiscale, et cela ne se fait pas tout seul. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les agent des impôts travaillent déjà beaucoup à trouver des fraudeurs fiscaux et ils ne pourront pas par magie en trouver beaucoup plus.
On peut envisager d'embaucher plus de monde aux impôts (ce n'est pas tout à fait un hasard si de nombreuses estimations élevées de la fraude fiscale proviennent des syndicats d'agents des impôts). Mais cela va se heurter à des rendements décroissants. Pour être efficaces, les agents actuels privilégient les fraudes à haut rendement : celles qui permettent de récupérer le plus possible avec le moins de complications possibles. Augmenter le nombre des agents obligerait les derniers recrutés à devoir traiter des dossiers moins faciles, qui coûtent plus et rapportent moins aux finances publiques. Il y a un point à partir duquel recruter plus d'agents coûte plus que cela ne rapporte en recettes fiscales supplémentaires. On peut espérer des gains d'efficacité mais les impôts ont déjà, au cours des dernières années, réalisé d'importants gains de productivité.
Par ailleurs à partir d'un certain point, la lutte contre la fraude requiert des moyens de surveillance et d'investigation extrêmement intrusif. La personne qui fait tailler sa haie par le fils de son voisin et le paie en liquide, les heures de baby-sitting payées de la main à la main, les femmes de ménage avec lesquelles "si c'est déclaré c'est 10 euros de l'heure plus les charges, sinon pas déclaré c'est 15 euros", tout cela est de la fraude fiscale qui pour être combattue nécessiterait une surveillance constante de chacun qui serait vite insupportable.
Se poseraient aussi des problèmes de qualité des nouveaux recrutés. Le recrutement se fait sur concours, les nouveaux arrivants risquent d'être moins compétents que les actuels. Au problème de compétence s'ajouterait un risque de corruption accru. L'administration fiscale est actuellement extrêmement intègre, mais le risque augmente au fur et à mesure de la hausse des effectifs de recruter des agents sensibles à l'argument de l'enveloppe discrète contre un peu d'indulgence.
Bref, la lutte contre la fraude n'est pas gratuite, ce qui vient réduire d'autant les gains qu'elle engendre pour les finances publiques.
Les activités taxées disparaissent
L'un des gros problèmes du raisonnement est aussi d'imaginer que tout reste constant. En d'autres termes que les activités taxées resteraient identiques même si elle payaient les taxes auxquelles elles échappent aujourd'hui. Or c'est une hypothèse intenable : les gens réagissent à l'impôt. De nombreuses activités qui se soustraient aujourd'hui à l'impôt disparaîtraient si elles devaient le payer.
Imaginons que pour traiter ma calvitie naissante, j'aille consulter le docteur Jérome C, chirurgien esthétique célèbre. Il m'annonce que ses services me coûteraient 10 000 euros. Trop cher pour moi. Mais au moment ou je quitte son cabinet, il me glisse "vous savez, si vous me payez en liquide, je vous fais cela à 5000 euros". Je vais peut-être accepter et me rendre complice d'une fraude fiscale, mais si cette option ne m'avait pas été proposée, j'aurai renoncé et de toute façon, les impôts n'auraient rien reçu du tout.
Une fraction significative des activités qui génèrent de la fraude fiscale dépendent de celle-ci pour exister. Prenez par exemple la fraude à la voiture d'occasion achetée en Europe, très répandue il y a quelques années. Les revendeurs de voitures qui la pratiquaient ne peuvent pas être rentable sans elles et ont largement disparu. Les commerçants qui actuellement fraudent à la TVA pourraient décider, ou être contraints, de mettre la clé sous la porte s'ils payaient l'intégralité de leur facture fiscale. A l'extrême, les activités illégales ne peuvent pas exister autrement qu'en fraudant le fisc. Les trafiquants de drogue ne vont pas rédiger de déclaration de TVA à la fin du mois.
De manière générale, que les prélèvements augmentent suite à une hausse du taux d'imposition, ou à une meilleure collecte de l'impôt, le résultat est le même : il y a des contribuables qui paient. Et cela a toujours des conséquences sur leur comportement.
Les comportements publics changent
Mais l'erreur principale est de considérer que l'augmentation des recettes publiques consécutives à la lutte contre la fraude sera entièrement consacrée à l'élimination du déficit. Ce n'est tout simplement pas comme cela que la décision publique se prend. Fraude fiscale ou non, le gouvernement pourrait déjà supprimer le déficit en baissant les dépenses ou en augmentant les impôts existant. Il choisit de ne pas le faire : pourquoi choisirait-il différemment avec des recettes en hausse? Les débats récurrents sur les "cagnottes fiscales" ne nous ont-ils rien appris?
Face à des recettes supplémentaires, le gouvernement peut choisir de réduire l'endettement et le déficit, d'augmenter les dépenses publiques ou de baisser les impôts à déficit inchangé. Chacune de ces options a des coûts et des avantages. La raison pour laquelle les finances publiques sont en déficit depuis plus de 40 ans, c'est que pour tous les gouvernements successifs, à tort ou à raison, les avantages des déficits l'ont emporté sur les coûts. Pourquoi ce raisonnement serait-il différent avec moins de fraude fiscale?
Ironiquement d'ailleurs, l'efficacité de l'Etat français pour collecter des impôts est l'une des raisons qui réduit les taux d'intérêt exigés par les investisseurs pour acheter la dette publique nationale. Il y a donc de bonnes raisons de penser qu'une plus grande efficacité inciterait encore plus le gouvernement à accroître le déficit.
Le mythe du trésor caché
Les trésors cachés abondent dans le discours économique. Les conseillers économiques de Reagan déclaraient que baisser les impôts aurait tellement d'effets positifs sur l'économie que les recettes fiscales augmenteraient; si seulement c'était vrai. Aujourd'hui la lutte contre la fraude fiscale joue à gauche ce rôle de trésor caché : il suffirait de la faire disparaître pour aussitôt voir les problèmes de finances publiques partir avec.
La fraude fiscale n'est pas une bonne chose et ce n'est sans doute pas inutile d'en donner des ordres de grandeur. La démarche devient nuisible lorsqu'elle sert à entretenir le mythe de déficits faciles à faire disparaître à condition de punir les méchants. Cela fait peut-être de bons titres accrocheurs pour des articles, cela fait plaisir aux militants qui préfèrent les slogans à l'arithmétique, mais ça n'est pas sérieux.