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25 mai 2022
Le livre de Samuel Huntington Le choc des civilisations (1996) est paru depuis vingt ans et il continue d’alimenter la réflexion. Généralement, le titre est cité pour être aussitôt démenti : « Il n’y a pas de choc de civilisation » s’exclame-t-on alors. Choc des civilisations, tonner contre, aurait pu dire Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues. Or la pensée de Samuel Huntington (1927-2008) est autrement plus complexe que ce titre slogan. Avant de réfuter l’ouvrage, comme le font certains, il convient d’abord de le lire et d’analyser la réflexion d’Huntington.
Par Jean-Baptiste Noé, IdL
L’actualité des civilisations
Dès son introduction, Huntington rappelle que le paradigme de choc des civilisations est une notion actuelle, valable pour le monde post guerre froide, mais qui n’a pas de validité éternelle. Il s’agit bien de penser le monde qui a émergé de la chute de l’URSS, sans que ces réflexions aient une portée éternelle.
Huntington définit les civilisations comme des ensembles culturels qui disposent d’une culture, d’une histoire, d’une langue et d’une religion partagée. Appartenir à une civilisation, c’est se reconnaître d’elle et non pas d’une autre. C’est se reconnaître Chinois, Japonais ou Européens, être d’ici donc, plutôt que d’ailleurs.
Jusqu’en 1991, le monde était structuré par l’idéologie : le communisme d’un côté, le monde libre de l’autre. Ce paradigme ayant volé en éclats, ce sont les civilisations qui ont pris le dessus. On ne se bat plus pour défendre Marx, mais sa façon de vivre et sa terre. Les civilisations s’entrechoquent donc, et ce choc représente la principale menace pour la paix. Mais elles sont aussi le garde-fou de la paix mondiale. Vouloir effacer les civilisations au motif d’éviter le choc causerait donc un choc encore plus grand :
« Les chocs entre civilisations représentent la principale menace pour la paix dans le monde, mais ils sont aussi, au sein d’un ordre international désormais fondé sur les civilisations, le garde-fou le plus sûr contre une guerre mondiale. »
Huntington ne souhaite donc pas ce choc, mais il constate que la meilleure façon de l’éviter est de reconnaitre aux civilisations le droit d’exister. Dans le monde nouveau de la mondialisation, la politique globale est civilisationnelle, mais la politique locale est ethnique, nous dit-il. La civilisation à l’échelle du continent, l’ethnie au niveau local. C’est exactement ce que nous constatons dans plusieurs zones du monde, notamment en Afrique et au Moyen-Orient. Pour l’auteur, les conflits n’auront pas lieu entre riches et pauvre, entre groupes économiques, mais entre civilisations. C’est bien ce que fait L’État islamique aujourd’hui. À cette attaque civilisationnelle, nous devons donc opposer une réponse de civilisation.
La modernisation n’est pas l’occidentalisation
Huntington met en garde contre un danger dans lequel sont tombés de nombreux analystes. Ce n’est pas parce que des cultures se modernisent qu’elles s’occidentalisent. Se vêtir en jeans, boire du Coca et manger au McDo ne signifie pas pour autant acceptation de la civilisation occidentale. Il y a donc disjonction entre l’usage des biens créés par les Occidentaux et adhésion aux valeurs de l’Occident. Cette erreur de jugement a fait croire que parce que certains buvaient des boissons américaines ils allaient aussi accepter la démocratie libérale et les libertés occidentales. L’attentat du 11 septembre 2001 allait doucher ces illusions.
Dans le monde musulman, c’est même à un retour en arrière sur l’occidentalisation à laquelle nous assistons. Mustapha Kemal a voulu rejeter le monde ottoman et faire adopter de force l’Occident à sa population : interdiction des vêtements ottomans pour rendre obligatoire le port de vêtement occidental, nourriture, style architectural, droit, écoles, la nouvelle Turquie se devait d’être un copié-collé de l’Europe :
« Pour échapper à l’anomie, les musulmans n’ont pas le choix, car la modernisation requiert l’occidentalisation. (…) L’islam n’est pas une alternative en termes de modernisation. (…) On ne peut éviter la sécularisation de la société. La science et la technologie modernes requièrent de se fondre dans les processus de pensée qui vont de pair avec elles. De même pour les institutions politiques. Le contenu autant que la forme doivent être stimulés. Il faut donc reconnaître la domination de la civilisation occidentale de façon à pouvoir apprendre d’elle. On ne peut faire l’économie des langues et des structures d’enseignement européennes, même si ces dernières favorisent la liberté de pensée et le laxisme. Les musulmans pourront se moderniser et donc se développer seulement s’ils acceptent le modèle occidental. » Mustapha Kemal (cité p. 96).
La même logique est à l’œuvre en Perse où le Shah a épousé une Américaine. Admirateur de ce pays, il cherche à moderniser son royaume et à favoriser la mécanisation. Un processus similaire se manifeste dans les pays gouvernés par le parti Baas : Irak et Syrie.
Or aujourd’hui cette modernisation – occidentalisation est un échec : elle est largement rejetée par les peuples qui ont préféré un gouvernement islamiste, c’est-à-dire d’abord opposé à l’Occident. Le Shah est renversé en 1979, l’héritage d’Atatürk est en train d’être effacé par Erdogan, dont le parti gagne presque toutes les élections, l’Etat islamique cherche à prendre la place des mouvements laïques portés par le Baas.
Moins de 80 ans après les promesses d’Atatürk, le Moyen-Orient semble s’orienter vers une autre voie.
« Modernisation ne signifie pas nécessairement occidentalisation. Les sociétés non occidentales peuvent se moderniser et se sont modernisées sans abandonner leur propre culture et sans adopter les valeurs, les institutions et les pratiques occidentales dominantes. Il se peut même que la seconde soit impossible : quels que soient les obstacles que les cultures non occidentales dressent contre la modernisation, ils ne sont rien comparés à ceux qui sont dirigés contre l’occidentalisation. (…) La modernisation renforce les cultures et réduit la puissance relative de l’Occident. Fondamentalement, le monde est en train de devenir plus moderne et moins occidental. » (p. 103)
Ces lignes écrites en 1996 conservent une grande pertinence. On le voit, l’analyse d’Huntington est beaucoup plus subtile que les réductions qui en sont données.
L’essor de l’indigénisme
Ce qu’avait également bien vu Samuel Huntington, c’est l’émergence de la cause indigène. La mondialisation efface les cultures faibles, mais renforce les cultures qui veulent durer et qui du coup développent plus fortement leur identité, allant jusqu’à porter des revendications politiques. Le rejet de l’Occident s’accompagne ainsi d’un retour vers les cultures premières. La première génération d’indépendantistes était occidentalisée, formée dans les pays occidentaux, et défendant les valeurs de l’Occident, contre l’Occident lui-même, notamment la démocratie et la liberté des peuples. La deuxième génération est formée sur place, et non pas en Occident. Elle rejette d’autant plus l’Occident qu’elle ne veut pas de cette domination. Elle rejette ainsi les habits, la culture, la religion.
C’est à l’aune de ce retour de l’indigénisme qu’il faut aussi analyser le chavisme : la revanche (réelle ou mythifiée) des Indiens contre les Européens. Idem en Bolivie où Evo Morales s’habille à l’indienne et porte la revendication des populations de l’Altiplano.
C’est manifeste également en Afrique. Le mouvement Boko Haram est certes islamiste, mais la traduction de son nom est particulièrement explicite : « Rejet de l’Occident », une traduction faible d’ailleurs puisque haram signifie interdit, mauvais. C’est donc le rejet de l’Occident dans son fondement même.
En Asie aussi il y a une volonté explicite des élites de se démarquer de l’Occident et d’affirmer leur tradition culturelle. L’ironie étant que cette culture a souvent survécu grâce aux Occidentaux, notamment aux archéologues et aux historiens, qui ont assuré l’indispensable travail de recherche et de conservation.
Indigénisme d’un côté, essor des cultures locales de l’autre, cela me semble être la ligne de force motrice des relations internationales au cours des prochaines décennies. C’est un défi posé à l’Occident et à l’Europe qui devra ainsi se poser la question de savoir qui il est. C’est d’ailleurs le titre du dernier ouvrage d’Huntington : Who are we ? (2005).
La question de l’universalisme
L’Occident a souvent fait l’erreur de croire que ses valeurs étaient universelles et que les autres allaient les accepter sans broncher. La grande vague de démocratisation des années 1990 n’a pas dépassé les frontières de l’Europe. En Amérique latine, elle est mise en échec : les démagogues ont pris le pouvoir. En Afrique, la fragmentation ethnique rend impossible le fait démocratique, ce qui n’est d’ailleurs pas très grave. En Asie, la Chine ne semble nullement se préoccuper de ce problème. C’est pourtant encore avec le prisme démocratique que nous observons bien des problèmes du monde. Ainsi l’Occident est confronté à ce paradoxe : il ne croit plus en la supériorité de sa culture, mais il continue de vouloir imposer la démocratie au monde, au nom de l’universalisme, c’est-à-dire non pas au nom de la supériorité de celle-ci, mais de la supposée universalité de cet état social. Il y a là une difficulté manifeste à penser l’autre et surtout à penser et à comprendre la différence.
La réflexion de Samuel Huntington est donc aussi une analyse de l’Occident.