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Total en Iran : le réalisme paye

3 avril 2020

Le 2 juillet 2017, Total a annoncé la signature d’un important contrat d’exploration gazière avec l’Iran. Pour une fois, les médias français se sont réjouis d’un tel accord, semblant oublier au moins de façon temporaire leurs récriminations à l’égard de cette entreprise, la première en France et une des plus importantes d’Europe. Pour Total, c’est une importante victoire commerciale et un retour aux sources. Quand elle s’appelait encore la CFP, la Compagnie française des pétroles, fondée en 1924 par Ernest Mercier, Total avait pour champ d’investigation l’Irak puis la Perse. Une sorte de Yalta pétrolier s’était effectué. La CFP, entreprise privée comprenant aussi des capitaux étatiques, était en charge du Moyen-Orient. Elf (fondée en 1966), entreprise publique devait explorer et gérer le sous-sol africain. Bras armé de la Francafrique pour certains, Elf fut aussi la pompe à fric des partis politiques et de leurs cadres, avant de disparaître sous le coup des affaires au cours des années 1990.

La CFP est donc partie pour l’Orient. Le 15 octobre 1927, un geyser de pétrole de 45 mètres jaillit du puits de Baba Gurgur, près de Kirkuk. C’est le premier puits exploré par la CFP.  La construction du pipeline de raccord débute en 1930. Il mesure près de 1 000 kilomètres de long, ce qui en fait à l’époque le plus grand tuyau du monde. C’est en 1929 que la CFP arrive en Perse, en signant un accord d’exploitation avec la Iraq Petroleum Company. Cinq partenaires sont présents dans le capital : une entreprise américaine, une anglaise (Anglo-Persian Co), une hollandaise (Royal Dutch Shell), la CFP et Calouste Gulbenkian, qui reçoit 5% des actions. Il avait fondé en 1911 la Turkish Petroleum Company et gagna à cette occasion le surnom de « Monsieur 5% ». Ainsi se partagent les restes de l’Empire ottoman sous la marque de l’impérialisme des puissances occidentales sur la région. 88 ans plus tard, dans le contrat signé avec l’Iran figure une entreprise chinoise et Total. La compagnie française est donc l’unique rescapée du contrat IPC de 1929. Londres et Washington ont été exclus, Pékin a pris les devants. En 90 ans de distance, on mesure le basculement géopolitique du monde.

Iran Total

Par Jean-Baptiste Noé

 

Un basculement mondial

Pour les États-Unis, l’Iran reste un blocage. Alors que les deux pays entretenaient de bonnes relations à l’époque du Shah, l’Oncle Sam n’a jamais accepté le nouveau régime des mollahs. En dépit de la levée des interdictions, les réticences sont restées très fortes entre les deux pays, l’Iran étant toujours considéré comme un pays membre de la liste des États voyous. L’opposition de l’Arabie Saoudite à l’Iran, marquée par la lutte contre le Qatar, ne fait que renforcer les choses. Il y a incontestablement une difficulté majeure de dialogue entre les deux pays, alors même que l’Iran est un pivot stratégique fondamental du Moyen-Orient et que l’on ne peut se payer le luxe de rejeter ce pays. Donald Trump menace toujours de rétablir les sanctions levées par son prédécesseur, ce qui nuirait aux intérêts de Total. À 90 ans d’intervalle, on constate aussi que l’Angleterre et les Pays-Bas ont disparu de la scène moyen-orientale. Les Pays-Bas pour avoir renoncé à toute prétention internationale après la perte de leurs colonies, le Royaume-Uni pour s’être systématiquement aligné sur les États-Unis. L’autre grand absent est la Russie. Entre Téhéran et Moscou, les liens étaient réels pendant la Guerre froide, mais là aussi ils se sont distendus sous l’effet du régime islamiste. Il n’est pas certain que l’ennemi commun américain soit suffisant pour raviver l’unité des deux pays. Pékin est la grande surprise de l’accord. Alors que la Chine était une colonie européenne dans les années 1920-1930, jouet des grandes puissances, mais portée par un nationalisme fort d’où a surgi Mao, ce pays est aujourd’hui une figure incontestable. L’accord signé avec l’Iran montre que Pékin se soucie du pétrole et qu’il veut assurer sa présence au Moyen-Orient. Enfin, la France. Total a une longue histoire avec l’Iran et la compagnie a très bien joué lors de la période d’embargo. Certes, Total est une entreprise française. Mais sur plusieurs sujets la compagnie a exprimé son désaccord par rapport à la diplomatie française. Christophe de Margerie s’était opposé aux sanctions perpétrées contre la Russie, se rendant plusieurs fois dans ce pays pour rencontrer les autorités et signer des accords commerciaux. C’est d’ailleurs là qu’il est mort au cours d’un tragique accident d’avion. À l’égard de l’Iran, Total n’a jamais été dans l’outrecuidance et l’opposition systématique. En dépit de l’embargo, la société a maintenu une présence à Téhéran, même si aucun commerce n’était réalisé, ce qui a facilité la reprise des négociations. Total a aussi œuvré pour du mécénat en faveur de la culture iranienne. Soutien financier au lycée franco-iranien de Téhéran, aux filles de la Charité, mécénat pour l’exposition du Louvre « L’art de l’Iran safavide ». La culture est un sujet extrêmement important pour les Iraniens, qui peuvent se targuer d’appartenir à une civilisation plurimillénaire. Au-delà de l’islam, l’Iran plonge ses racines chez les Parthes, Darius, Xerxès et l’aventure d’Alexandre le Grand. Célébrer cette culture est donc un point fondamental qui ne peut que plaire aux autorités du pays.

Alors que la diplomatie française était perdue dans un néoconservatisme idéologique et coupé des réalités des peuples, Total a su maintenir le contact avec les pays, parler à tous, et adopter une ligne réaliste. On dit souvent que la diplomatie est du domaine du régalien et donc charge exclusive des États. Nous avons ici un exemple où une entreprise fait une meilleure diplomatie qu’un État.

 

Nature de l’accord

L’accord est signé avec la National Oil Company (NIOC), la compagnie nationale iranienne. Il s’agit de développer la phase 11 de South Pars, le plus grand gisement de gaz naturel au monde. La capacité de production du projet est de 2 milliards de pieds cube par jour, soit 400 000 barils équivalents pétrole par jour en incluant les condensats. Le gaz produit est destiné à alimenter le marché domestique iranien à partir de 2021. Ce contrat est signé pour 20 ans. Total détient 50,1% des parts aux côtés de la compagnie nationale chinoise CNPC (30%), et de Petropars (19,9%), filiale à 100% de la NIOC.

Le développement de SP11 se fera en deux phases : la première, d’un montant estimé à 2 milliards de dollars équivalents, verra le forage de 30 puits, la construction de deux plateformes et l’installation de deux lignes de connexion à des installations de traitement à terre déjà existantes. Ultérieurement, lorsque cela sera rendu nécessaire par les conditions du gisement, une seconde phase d’investissement prévoit la mise en place d’installations de compression offshore, ce qui constituera une première sur le gisement de South Pars.

Comme l’expliquait Frédéric Bastiat ou Hippolyte Passy, le commerce peut être facteur de paix et d’entente entre les peuples et, en favorisant les coopérations, permettre les rapprochements entre les États.

 

Le basculement géopolitique mondial

Cet accord marque un double basculement géopolitique mondial.

D’abord, l’absence des États-Unis, pour un accord dont l’ampleur est majeure. Cela témoigne d’un certain recul et d’une perte de confiance dans les entreprises américaines, notamment pétrolières. Cela démontre qu’un État qui ne souhaite pas la présence des États-Unis est capable de ne pas les avoir. Toutefois, l’accord est rédigé en dollar, ce qui signifie que, conformément aux dispositions juridiques antérieures, la cour de justice de New York a un droit de regard sur celui-ci. C’est là une domination sournoise et active qui permet aux États-Unis de dominer le monde grâce au droit pénal. L’euro a des défauts, incontestablement, mais il est censé avoir été créé pour concurrencer le dollar. Or ici, nous avons trois pays qui n’ont pas le dollar pour monnaie et qui pourtant le prennent dans leur accord. L’application extraterritoriale du droit pénal américain aux infractions aux embargos américains remet en cause le droit international fondé sur la souveraineté des États et de la territorialité du droit. Si demain les États-Unis rétablissaient l’embargo sur l’Iran, les transactions avec ce pays ne pourraient plus se faire en dollar. Sinon, ce serait une violation de la loi américaine et Total pourrait être trainé devant les tribunaux de New York, avec le risque d’encourir une très forte amende (souvenons-nous de la BNP) et de se voir imposer des consultants américains pour surveiller ses comptes. La guerre économique que les États-Unis livrent à leurs alliés est sans répit 

Ensuite, une nouvelle route de la soie est en train de se dessiner, non pour transporter des tissus, mais de l’énergie et des capitaux. Cette route relie la Chine et la Russie et passe par l’Iran. C’est la vaste zone de l’Eurasie, espace continental qui s’oppose aux puissances maritimes anglo-saxonnes. De cette Eurasie renouvelée, de cette route de la soie en construction, il faut en être. La présence de Total est une excellente nouvelle. D’autant que la compagnie est présente aussi, depuis l’origine (années 1980) dans le gisement du Kachagan. C’est pour l’instant un gouffre financier, tant les travaux ont pris du retard, mais c’est potentiellement l’un des plus grands gisements de pétrole au monde. Situé en mer Caspienne, il n’est pas très loin de l’Iran. Aujourd’hui, Total est présent au Kachagan et à SP11 qui ont, en pétrole et en gaz, les plus grandes promesses énergétiques du monde. Nul ne peut prévoir l’avenir, mais ce qui se passe dans ces régions est assurément des plus importants pour l’accès à l’énergie et le maintien de la souveraineté des États et des peuples.