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"La pétition des chandelles" de l'économiste Frédéric BASTIAT

17 décembre 2021

Frédéric BASTIAT (1801-1850) est un économiste français dont l'œuvre demeure largement méconnue en France alors même que ses idées continuent à rester d'actualité. Le texte qui suit ("La pétition des fabricants de chandelles") est issu d'un article de presse signé par des producteurs et des marchands de chandelles et l'ensemble des professionnels du secteur, mais dont la paternité revient en réalité à F. Bastiat. Il a écrit cette "fable" comme une provocation pour souligner le ridicule des positions protectionnistes et de la protection des rentes de situation en prenant l'exemple du Soleil qui est un géant mondial qui ne paye pas d'impôt, qui concurrence de façon déloyale les producteurs de chandelles et qui de surcroît est étranger.

Depuis, cet article est devenu un texte de référence toujours d'actualité. En effet, de façon plus contemporaine, la multiplication des demandes protectionnistes émanant de divers acteurs politiques, économiques ou syndicaux, à l'égard de concurrents étrangers ou de nouvelles technologies, raisonne comme un anachronisme au regard de ce débat qui a déjà eu lieu il y a près de 170 ans. A ce titre, c'est comme si à l'époque la machine à écrire avait été interdite pour préserver les emplois des dactylographes, puis interdire l'informatique pour préserver les emplois dans le secteur de la machine à écrire, ou même si l'automobile avait été interdite pour préserver les cochers. Au final, cet exercice de style réalisé par F.Bastiat est probablement une des manœuvres les plus géniales de l'histoire économique pour dénoncer par l'absurdité ce que le même auteur soulignait déjà dans son célèbre "ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas" et "la vitre cassée".

BASTIAT Frédéric _ www.leconomiste.eu

 

Contexte et éléments de compréhension

En 1842, l'Angleterre engage une vaste politique de baisse de ses droits de douane. En France, cette décision est très mal perçue et suscite une levée de bouclier généralisée avec les mêmes arguments qu'aujourd'hui, à savoir que cela va engendrer une concurrence britannique déloyale, qu'il est nécessaire de sauver les emplois français et que l'Etat doit remédier à cela de façon centralisée et autoritaire. Dans ce cadre, le patronat et les organismes représentatifs des ouvriers obtiennent gain de cause et réussissent à bloquer le processus de libéralisation des échanges en France.

Apparaît alors dans la presse un article qui est une pétition des producteurs de chandelles. Ils demandent expressément aux représentants du peuple de ne pas céder aux "caprices" des libre-échangistes et veulent obtenir une protection contre "un géant mondial qui ne paye aucun impôt et qui de surcroît est étranger". En substance, leur pétition (fictive) dit : "Soyez ferme car il y a un ennemi qui est un concurrent clairement déloyal, qui nous empêche de travailler, qui menace notre activité économique, nos emplois, notre croissance ainsi que la base de la fiscalité de l'Etat. En outre, il s'avère que c'est un étranger, et un étranger qui se débrouille pour ne pas payer d'impôt : c'est le soleil ! A ce titre, vous devez mettre en place des mesures pour lutter contre la concurrence déloyale du soleil en engageant notamment une politique systématique d'obturation des ouvertures comme les fenêtres."

Au début, ce texte est pris au sérieux. En effet, un débat s'engage à l'Assemblée dont les termes sont en substance les suivants : "Faut-il oui ou non interdire les fenêtres pour protéger l'activité des chandelles ?". Rapidement, des considérations pratiques apparaissent comme par exemple le fait qu'une telle mesure reviendrait à ne plus pouvoir percevoir l'impôt sur les portes et les fenêtres, et donc renoncer à un revenu garanti pour les finances publiques. Enfin, le débat s'arrête lorsqu'on réalise que ce texte est le fruit d'une provocation réalisée par un nommé Frédéric Bastiat.

Le texte de Frédéric Bastiat

Pétition des fabricants de chandelles, bougies, lampes, chandeliers, réverbères, mouchettes, éteignoirs, et des producteurs de suif, huile, résine, alcool, et généralement de tout ce qui concerne l'éclairage

À MM. les Membres de la Chambre des Députés

« Messieurs,

Vous êtes dans la bonne voie. Vous repoussez les théories abstraites ; l'abondance, le bon marché vous touchent peu. Vous vous préoccupez surtout du sort du producteur. Vous le voulez affranchir de la concurrence extérieure, en un mot, vous voulez réserver le marché national au travail national.

Nous venons vous offrir une admirable occasion d'appliquer votre... comment dirons-nous ? Votre théorie ? Non, rien n'est plus trompeur que la théorie ; votre doctrine ? Votre système ? Votre principe ? Mais vous n'aimez pas les doctrines, vous avez horreur des systèmes, et, quant aux principes, vous déclarez qu'il n'y en a pas en économie sociale ; nous dirons donc votre pratique, votre pratique sans théorie et sans principe.

Nous subissons l'intolérable concurrence d'un rival étranger placé, à ce qu'il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu'il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ; car, aussitôt qu'il se montre, notre vente cesse, tous les consommateurs s'adressent à lui, et une branche d'industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n'est autre que le soleil, nous fait une guerre si acharnée, que nous soupçonnons qu'il nous est suscité par la perfide Albion (bonne diplomatie par le temps qui court!), d'autant qu'il a pour cette île orgueilleuse des ménagements dont il se dispense envers nous.

Nous demandons qu'il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contrevents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d'avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd'hui à une lutte si inégale.

Veuillez, Messieurs les députés, ne pas prendre notre demande pour une satire, et ne la repoussez pas du moins sans écouter les raisons que nous avons à faire valoir à l'appui.

Et d'abord, si vous fermez, autant que possible, tout accès à la lumière naturelle, si vous créez ainsi le besoin de lumière artificielle, quelle est en France l'industrie qui, de proche en proche, ne sera pas encouragée ?

S'il se consomme plus de suif, il faudra plus de bœufs et de moutons, et, par suite, on verra se multiplier les prairies artificielles, la viande, la laine, le cuir, et surtout les engrais, cette base de toute richesse agricole.

S'il se consomme plus d'huile, on verra s'étendre la culture du pavot, de l'olivier, du colza. Ces plantes riches et épuisantes viendront à propos mettre à profit cette fertilité que l'élevage des bestiaux aura communiquée à notre territoire.

Nos landes se couvriront d'arbres résineux. De nombreux essaims d'abeilles recueilleront sur nos montagnes des trésors parfumés qui s'évaporent aujourd'hui sans utilité, comme les fleurs d'où ils émanent. Il n'est donc pas une branche d'agriculture qui ne prenne un grand développement.

Il en est de même de la navigation : des milliers de vaisseaux iront à la pêche de la baleine, et dans peu de temps nous aurons une marine capable de soutenir l'honneur de la France et de répondre à la patriotique susceptibilité des pétitionnaires soussignés, marchands de chandelles, etc.

Mais que dirons-nous de l'article Paris ? Voyez d'ici les dorures, les bronzes, les cristaux en chandeliers, en lampes, en lustres, en candélabres, briller dans de spacieux magasins, auprès desquels ceux d'aujourd'hui ne sont que des boutiques.

Il n'est pas jusqu'au pauvre résinier, au sommet de sa dune, ou au triste mineur, au fond de sa noire galerie, qui ne voie augmenter son salaire et son bien-être.

Veuillez y réfléchir, Messieurs; et vous resterez convaincus qu'il n'est peut-être pas un Français, depuis l'opulent actionnaire d'Anzin jusqu'au plus humble débitant d'allumettes, dont le succès de notre demande n'améliore la condition.

Nous prévoyons vos objections, Messieurs; mais vous ne nous en opposerez pas une seule que vous n'alliez la ramasser dans les livres usés des partisans de la liberté commerciale. Nous osons vous mettre au défi de prononcer un mot contre nous qui ne se retourne à l'instant contre vous-mêmes et contre le principe qui dirige toute votre politique.

Nous direz-vous que, si nous gagnons à cette protection, la France n'y gagnera point, parce que le consommateur en fera les frais ?

Nous vous répondrons :

Vous n'avez plus le droit d'invoquer les intérêts du consommateur. Quand il s'est trouvé aux prises avec le producteur, en toutes circonstances vous l'avez sacrifié. - Vous l'avez fait pour encourager le travail, pour accroître le domaine du travail. Par le même motif, vous devez le faire encore.

Vous avez été vous-mêmes au-devant de l'objection. Lorsqu'on vous disait : le consommateur est intéressé à la libre introduction du fer, de la houille, du sésame, du froment, des tissus. - Oui, disiez-vous, mais le producteur est intéressé à leur exclusion. - Eh bien! Si les consommateurs sont intéressés à l'admission de la lumière naturelle, les producteurs le sont à son interdiction. »

Mais, disiez-vous encore, le producteur et le consommateur ne font qu'un. Si le fabricant gagne par la protection, il fera gagner l'agriculteur. Si l'agriculture prospère, elle ouvrira des débouchés aux fabriques. - Eh bien ! si vous nous conférez le monopole de l'éclairage pendant le jour, d'abord nous achèterons beaucoup de suifs, de charbons, d'huiles, de résines, de cire, d'alcool, d'argent, de fer, de bronzes, de cristaux, pour alimenter notre industrie, et, de plus, nous et nos nombreux fournisseurs, devenus riches, nous consommerons beaucoup et répandrons l'aisance dans toutes les branches du travail national.

Direz-vous que la lumière du soleil est un don gratuit, et que repousser des dons gratuits, ce serait repousser la richesse même sous prétexte d'encourager les moyens de l'acquérir ?

Mais prenez garde que vous portez la mort dans le cœur de votre politique ; prenez garde que jusqu'ici vous avez toujours repoussé le produit étranger parce qu'il se rapproche du don gratuit, et d'autant plus qu'il se rapproche du don gratuit. Pour obtempérer aux exigences des autres monopoleurs, vous n'aviez qu'un demi-motif ; pour accueillir notre demande, vous avez un motif complet, et nous repousser précisément en vous fondant sur ce que nous sommes plus fondés que les autres, ce serait poser l'équation: + x + = -; en d'autres termes, ce serait entasser absurdité sur absurdité.

Le travail et la nature concourent en proportions diverses, selon les pays et les climats, à la création d'un produit. La part qu'y met la nature est toujours gratuite ; c'est la part du travail qui en fait la valeur et se paie.

Si une orange de Lisbonne se vend à moitié prix d'une orange de Paris, c'est qu'une chaleur naturelle et par conséquent gratuite fait pour l'une ce que l'autre doit à une chaleur artificielle et partant coûteuse.

Donc, quand une orange nous arrive de Portugal, on peut dire qu'elle nous est donnée moitié gratuitement, moitié à titre onéreux, ou, en d'autres termes, à moitié prix relativement à celle de Paris.

Or, c'est précisément de cette demi-gratuité (pardon du mot) que vous arguez pour l'exclure. Vous dites : Comment le travail national pourrait-il soutenir la concurrence du travail étranger quand celui-là a tout à faire, et que celui-ci n'a à accomplir que la moitié de la besogne, le soleil se chargeant du reste? - Mais si la demi-gratuité vous détermine à repousser la concurrence, comment la gratuité entière vous porterait-elle à admettre la concurrence ? Ou vous n'êtes pas logiciens, ou vous devez, repoussant la demi-gratuité comme nuisible à notre travail national, repousser a fortiori et avec deux fois plus de zèle la gratuité entière.

Encore une fois, quand un produit, houille, fer, froment ou tissu, nous vient du dehors et que nous pouvons l'acquérir avec moins de travail que si nous le faisions nous-mêmes, la différence est un don gratuit qui nous est conféré. Ce don est plus ou moins considérable, selon que la différence est plus ou moins grande. Il est du quart, de moitié, des trois quarts de la valeur du produit, si l'étranger ne nous demande que les trois quarts, la moitié, le quart du paiement. Il est aussi complet qu'il puisse l'être, quand le donateur, comme fait le soleil pour la lumière, ne nous demande rien. La question, et nous la posons formellement, est de savoir si vous voulez pour la France le bénéfice de la consommation gratuite ou les prétendus avantages de la production onéreuse. Choisissez, mais soyez logiques ; car, tant que vous repousserez, comme vous le faites, la houille, le fer, le froment, les tissus étrangers, en proportion de ce que leur prix se rapproche de zéro, quelle inconséquence ne serait-ce pas d'admettre la lumière du soleil, dont le prix est à zéro, pendant toute la journée ? »

Citation

Sylvain Fontan, “"La pétition des fabricants de chandelles" de l'économiste Frédéric BASTIAT”, analyse publiée sur «www.leconomiste.eu» le 24/01/2014.