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Citation Suivante

Comment éduquer vos enfants pour qu'ils prennent soin de vos vieux jours

7 janvier 2022

Le texte qui suit est un extrait du discours prononcé par l'économiste Gary Becker à l'occasion de sa remise du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel (prix Nobel d'économie), le 10 décembre 1992. G. Becker reçoit alors son prix grâce à son apport concernant l'élargissement de l'analyse économique à de nouveaux domaines relatifs aux comportements humains et aux relations humaines (théorie du capital humain). En substance, la thèse développée par G.Becker dans ce texte est que les parents sont incités, entre autres, à investir dans l'éducation de leurs enfants pour augmenter les chances de bénéficier, plus tard, d'un "retour sur investissement", c'est-à-dire d'une aide lorsqu'ils seront âgés. Mais n'étant jamais certains d'obtenir un tel retour, les parents inculquent en sus à leurs enfants les sentiments de culpabilité, de l'amour filial et de l'obligation envers leurs aïeuls.

G. Becker - enfants éducation

 

LA METHODE ECONOMIQUE

Mes recherches s'appuient sur l'économie pour traiter de certaines questions sociales que les économistes n'ont pas l'habitude d'aborder. Cette conférence en décrit la méthode et en fournit des exemples, tirés de mon travail passé ou en cours.

A la différence de l'analyse marxienne, l'approche économique dont je parle ne considère pas que les individus sont uniquement motivés par l'égoïsme ou l'appât du gain. C'est une méthode d'analyse ; elle ne s'en tient pas aux motivations particulières. Avec d'autres, j'ai tenté, au contraire, d'inciter les économistes à s'éloigner des hypothèses se limitant à l'intérêt personnel. Le comportement est déterminé par un ensemble beaucoup plus riche de valeurs et de préférences.

L'analyse fait en revanche l'hypothèse que les individus augmentent autant qu'il leur est possible leur bien-être, de façon à approcher le niveau qu'ils jugent satisfaisant ; qu'ils soient égoïstes, altruistes, fidèles, rancuniers ou masochistes. Leur comportement s'inscrit dans une perspective d'avenir, et il est également censé avoir dans le temps une certaine constance. Ainsi, font-ils de leur mieux pour anticiper les conséquences incertaines de leurs actions. Rien n'empêche toutefois un tel comportement de s'enraciner dans le passé dont l'ombre se projette sur les attitudes et les valeurs.

La capacité d'action des individus est limitée par le revenu, le temps, l'altération des souvenirs, les capacités de calcul et en général la restriction des moyens et des possibilités offertes dans le champ économique ou dans d'autres domaines. Ces possibilités sont dans une grande mesure déterminées par les actions individuelles ou collectives des autres individus et des organisations.

Chaque situation à ses propres contraintes, mais toutes se heurtent au temps, lui-même fini. Le progrès, notamment médical et économique, a permis d'augmenter considérablement l'espérance de vie, mais n'a pas modifié l'écoulement du temps. Ainsi la production de biens et services s'est-elle énormément développée dans les pays riches, tandis que le temps consommable n'a pas varié.

Des besoins demeurent donc insatisfaits dans les pays riches aussi bien que dans les pays pauvres. Car si l'abondance de biens peut réduire la valeur des biens supplémentaires, le temps devient d'autant plus précieux que les biens sont abondants. Le bien-être des individus ne pourrait être amélioré dans une utopie où les besoins de chacun seraient pleinement satisfaits, mais l'écoulement imperturbable du temps rend impossible une telle utopie. Ce sont quelques-unes des questions abordées dans la littérature consacrée aux modes de répartition du temps (Becker, 1965 ; Linder, 1970).

FORMATION, DISSOLUTION ET SRUCTURE DES FAMILLES

Du point de vue du choix rationnel, l'analyse du comportement familial s'appuie sur la maximisation des comportements, les investissements en capital humain[1], la distribution du temps et la discrimination à l'égard des femmes ou d'autres groupes. La suite de cette conférence s'attache à cette analyse, car elle est assez controversée, et j'y aborderai mes recherches actuelles.

La rédaction de "Traité sur la famille" (1981) fut l'effort intellectuel le plus difficile et le plus long qu'il m'ait fallu fournir. La famille est sans doute l'institution la plus ancienne et la plus fondamentale qui soit. Certains auteurs font remonter son origine à plus de quarante mille ans (Soffer, 1990). Le Traité tente non seulement d'analyser la famille moderne occidentale, mais aussi celle d'autres cultures, ainsi que les modifications de ses structures au cours des derniers siècles.

Un peu plus de six années de travail intellectuel, souvent nuit et jour, ont été nécessaires à l'exploitation de ce vaste sujet ; six années qui m'ont laissé intellectuellement et émotionnellement épuisé. Dans son autobiographie, Bertrand Russel confie que la rédaction des "Pincipia Mathematica" (1997), mobilisa ses capacités mentales à un point tel qu'il ne fut plus jamais en état de se consacrer à un travail intellectuel vraiment ardu. Après l'achèvement du Traité, il me fallut presque deux ans pour retrouver mon dynamisme intellectuel.

L'analyse de la fécondité a une longue et remarquable histoire en économie, mais jusqu'à ces dernières années, le mariage et le divorce, ainsi que les relations entre époux ou entre parents et enfants étaient plutôt négligés par les économistes. Mes travaux sur la famille partent de l'hypothèse suivante : lorsqu'un homme et une femme décident de se marier, d'avoir des enfants ou de divorcer, ils tentent d'améliorer leur qualité de vie par comparaison des bénéfices et des coûts. Ainsi se marient-ils lorsqu'ils espèrent s'en trouver mieux que s'ils demeuraient célibataires et divorcent-ils s'ils pensent de cette façon accroître leur bien-être.

Lorsqu'on leur dit que cette manière de voir est sujette à controverse, les individus qui ne sont pas des intellectuels sont souvent surpris, tant il leur semble évident qu'on se marie ou qu'on divorce pour y gagner en bien-être. De fait, le point de vue du choix rationnel sur le mariage et sur d'autres comportements correspond souvent aux institutions économiques des "personnes ordinaires". (Farrel et Mandel, 1992).

Ces hypothèses intuitives sur le comportement ne sont pourtant que le point de départ d'une analyse systématique, car elles n'ont guère en soi de conséquences notables. La marquise du Deffand disait, à propos de Saint-Denis qui avait parcouru deux lieues la tête dans les mains : "La distance n'y fait rien ; il n'y a que le premier pas qui coûte". Ce premier pas est certes important dans une nouvelle recherche, mais il aurait peu de valeur sans le deuxième, le troisième et tous ceux qui suivent. La méthode du choix rationnel progresse en se donnant un cadre d'analyse qui combine la maximisation du comportement avec l'étude des marchés du mariage et du divorce, la spécialisation et la division du travail, l'aide aux personnes âgées, les investissement réalisés en faveur des enfants et les règles de droit s'appliquant aux familles. Les conséquences du modèle dans son ensemble ne tombent pas toujours sous le sens et vont parfois nettement contre les idées reçues.

Ainsi, contrairement à une opinion répandue, l'analyse économique des décisions familiales montre que les couples les plus riches ont moins de chance de divorcer que les couples les plus pauvres. Selon cette théorie, les couples riches gagnent beaucoup à rester mariés, ce qui n'est pas le cas des couples pauvres. Une femme pauvre peut effectivement se demander s'il vaut la peine de rester mariée avec un chômeur chronique. Des études empiriques réalisées dans de nombreux pays montrent effectivement que les mariages des couples riches sont beaucoup plus stables (Becker, Landes et Michael, 1977 ; Hernandez, 1992).

En raison même de l'efficacité des transactions entre époux, le recours plus fréquent au divorce par consentement mutuel, tel qu'il s'est observé en Europe et aux Etats-Unis au cours des décennies 1970 et 1980 ne s'est pas pour autant traduit par une augmentation du taux de divorce ; il ne peut donc être tenu responsable, contrairement à ce qu'on entend souvent, de la progression rapide de ce dernier. En revanche, la théorie indique que le divorce par consentement mutuel nuit aux femmes dont le mariage est rompu à l'initiative du mari. Les féministes, qui ont d'abord soutenu ce type de divorce sont aujourd'hui pus critiques.

LA QUESTION DE LA FECONDITE

Les modèles économiques du comportement sont utilisés pour l'étude de la fécondité depuis l'ouvrage devenu classique de Thomas Mathus ("Essai sur le principe de population", 1798). Le grand économiste suédois Knut Wisksell vint à l'économie parce qu'il était convaincu que se réaliseraient les prédictions malthusiennes de surpopulation. Mais les conclusions de Malthus, qui pensait que la fécondité augmentait ou diminuait proportionnellement aux revenus sont contredites par la chute importante des taux de natalité dans des pays qui se sont industrialisés à a fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle.

L'échec du modèle simple de fécondité élaboré par Malthus a convaincu les économistes que les décisions concernant la taille des familles n'étaient pas influencées par le calcul économique. LE modèle de croissance néoclassique reflète cette façon de voir, car dans la plupart de ses variantes, il considère la croissance démographique comme exogène et donnée (Cass, 1965 ; Arrow et Kurz, 1970).

La difficulté de la méthode malthusienne ne provient pourtant pas de l'utilisation de l'économie en tant que telle, mais plutôt d'une conception de l'économie qui ne correspond pas à la vie moderne. Car elle néglige un fait fondamental : le temps passé à éduquer les enfants coûte plus cher dans des pays où la productivité est plus élevée. La grande valeur prise par le temps augmente le coût des enfants et réduit donc la demande de familles nombreuses. LE modèle malthusien ne parvient pas plus à prendre en compte l'importance des études et de la formation dans les économies industrialisées qui pousse les parents à investir davantage dans les compétences de leurs enfants, augmentant encore le coût d'une famille nombreuse. La valeur croissante du temps et l'intérêt correspondant porté aux études et à la formation du capital humain en général expliquent que le déclin de la fécondité suive le développement, de même qu'ils éclairent de nombreux traits du taux de natalité dans les économies modernes.

Dans presque toutes les sociétés, les femmes mariées se sont "spécialisées" dans la mise au monde et les soins aux enfants, ainsi que dans certaines pratiques liées à l'agriculture, tandis qu'incombait aux hommes mariés l'essentiel des activités guerrières ou liées au marché. L'explication de cette situation ne devrait guère faire débat lorsqu'on impute d'une part aux différences biologiques entre hommes et femmes -notamment dans leurs capacités à mettre au monde et à élever les enfants-, d'autre part aux discriminations juridiques ou autres qu'exercent à l'encontre des femmes les activités du marché, via, en partie, un conditionnement culturel. Les différences d'opinion sur l'importance relative de la biologie et de la discrimination dans la division traditionnelle du travail au sein du mariage sont pourtant très marquées et prennent souvent un tour passionnel.

Contrairement à ce que prétendent de nombreuses attaques lancées contre l'approche économique de la division du travail entre les sexes, cette analyse n'a pas pour but d'évaluer l'importance respective de la biologie et de la discrimination. Sa principale contribution est de démontrer à quel point a division du travail est sensible aux différences, mêmes minimes, entre les deux sexes. Puisque le retour sur investissement dans une compétence est d'autant plus élevé que celle-ci est utilisée longtemps, un couple marié a beaucoup à gagner d'une division marquée du travail. L'avantage tiré de la spécialisation au sein du mariage est tel qu'il suffit d'une légère discrimination à l'égard des femmes ou de différences biologiques mineures susceptibles d'affecter les compétences à élever les enfants pour aboutir à une division du travail entre les tâches ménagères et les tâches relevant du marché, fortement et systématiquement marquée par l'appartenance à un sexe ou à l'autre. Cette sensibilité à la différence explique pourquoi les résultats empiriques sont impuissants à départager les interprétations "culturelles" et biologiques. Cette théorie rend également compte de la raison pour laquelle de nombreuses femmes ont intégré la population active à mesure que les familles sont devenues moins ombreuses, les divorces plus fréquents et qu'ont augmenté pour les femmes les possibilités de gagner leur vie.

Les relations entre les membres d'une famille diffèrent radicalement de celles qu'entretiennent les employés d'une entreprise et les membres d'autres organisations. Les interactions entre conjoints, entre parents et enfants y sont plus probablement motivés par l'amour, la reconnaissance, la culpabilité et le sens du devoir que par l'intérêt personnel au sens étroit du terme.

LE RÔLE DE L'ALTRUISME

On a démontré, il y a une vingtaine d'années, que l'altruisme ai sein des familles exerçait une énorme influence sur la façon dont réagissaient aux chocs ou aux politiques publiques de répartition des ressources parmi leurs membres. On a montré que des redistributions exogènes de ressources effectuées par une personne altruiste au profit de certaines (ou vice versa) pouvaient n'avoir aucun effet sur le bien-être des uns et des autres parce que cette personne altruiste aurait tendance à déduire de ses dons les montants redistribués (Becker, 1974). Barro (1974) a extrapolé ce résultat dans un contexte intergénérationnel et remis en question l'idée couramment admise d'une incidence réelle des déficits publics et des politiques budgétaires correspondantes sur l'économie.

Le "théorème de l'enfant gâté" -l'expression, malgré les critiques, a fait florès-, pousse le débat sur la question de l'altruisme, car il montre comment le comportement d'individus égoïstes est influencé par l'altruisme. A certaines conditions, même les personnes égoïstes -bien sûr, pour les parents des parents, les meilleurs exemples de bénéficiaires égoïstes et de bienfaiteurs altruistes, ce sont les enfants égoïstes et les parents altruistes eux-mêmes- sont amenées à se conduire avec leurs bienfaiteurs comme si elles étaient elles aussi altruistes, car cela augmente le niveau de leur propre bien-être égoïste. Elles agissent ainsi parce que, si elles ne le faisaient pas, les dons de leurs bienfaiteurs se verraient réduits au point de dégrader leur propre situation.

HERITAGE ET INVESTISSEMENT DANS L'EDUCATION

La Bible, la république de Platon et d'autres textes anciens soulèvent la question du traitement des jeunes enfants par leurs parents et celle des parents âgés par les enfants devenus adultes. Les personnes âgées, tout comme les enfants, réclament des soins et de l'attention ; les premières parce que leur énergie et leur santé déclinent, les seconds parce qu'ils n'ont pas achevé leur développement biologique et sont dépendants. L'une des grandes choses que nous apprend l'analyse économiques des relations au sein de la famille, c'est que ces deux questions sont intimement liées.

Les parents qui laissent à leurs enfants un important héritage n'ont pas besoin d'une aide pour personnes âgées précisément parce que ce sont eux qui viennent en aide à leurs enfants. J'ai déjà mentionné l'une des conséquences du phénomène : dans certaines conditions, les déficits publics et les dépenses sociales en faveur des personnes âgées n'ont pas d'effet réel, car les parents ne font que compenser par un plus gros héritage l'augmentation des impôts que paieront leurs enfants.

On est bien moins conscient que les parents altruistes, qui laissent un héritage, ont également tendance à investir davantage dans les compétences, les habitudes et les valeurs de leurs enfants. Car ils ont intérêt à financer tout investissement dans l'éducation et les compétences de leurs enfants dont les taux de retour seront plus élevés que ceux de l'épargne. Ils peuvent épargner indirectement pour leurs vieux jours en investissant dans leurs enfants et en réduisant plus tard l'héritage. Parents et enfants tireront tous avantage des investissements réalisés par les parents dans leurs enfants dès lors que ceux-ci ont un retour plus élevé que l'épargne : l'héritage s'ajuste alors au niveau efficace d'investissement.

Toutefois, même dans les pays riches, de nombreux parents n'envisagent pas de laisser un héritage. Ces parents, qui veulent être aidés lorsqu'ils seront âges, "sous-investissent" dans l'éducation de leurs enfants et dans leur prise en charge. Puisqu'ils n'ont pas prévu de laisser un héritage, ils ne peuvent pas, par la réduction de celui-ci, compenser le surcroît de dépense en faveur de leurs enfants.

Enfants et parents tireraient avantage à ce que les parents acceptent d'investir davantage dans leurs enfants, en retour d'un engagement de ceux-ci à les prendre en charge lorsqu'ils auront besoin d'aide. Mais comment n tel engagement sera-t-il respecté ? Economistes et juristes recommandent d'ordinaire un contrat écrit pour garantir son application, mais peut-on imaginer une société qui imposerait des contrats entre des adultes et des enfants de dix ans ou des adolescents ?

Mes recherches actuelles s'attachent en partie à dégager des façons indirectes de parvenir à des engagements lorsque ni promesses ni accords écrits ne viennent les sceller. Il me faut décrire brièvement, même partiellement, ce nouveau travail, car il entraîne la méthode économique appliquée à la famille en terrain inconnu pour tout ce qui concerne la formation rationnelle des préférences.

A LA RECHERCHE D'UN SENTIMENT DE RECONNAISSANCE

Les attitudes et le comportement des parents ont une énorme influence sur leurs enfants. Des parents alcooliques ou dépendants du crack développent autour de jeunes impressionnables une atmosphère délétère, tandis que des parents aux valeurs stables, qui transmettent leurs connaissances et motivent leurs enfants ont une influence positive non seulement sur leurs capacités mais aussi sur le choix de ce qu'ils veulent entreprendre. La méthode économique peut contribuer à éclairer la formation des préférences au cours des expériences de l'enfance sans nécessairement donner la primauté comme le fait la théorie freudienne, à ce qui survient durant les premiers mois de la vie.

Une fois de plus, je tente de modéliser une idée de bon sens, à savoir que les expériences de l'enfance ont une énorme influence sur les attitudes et les valeurs des adultes. Un médecin indien vivant aux Etats-Unis peut aimer le curry parce qu'ayant grandi en Inde il y a pris goût.  Une femme peut craindre à jamais les hommes parce qu'elle a été abusée étant enfant.

Par l'hypothèse d'un comportement inscrit dans la perspective de l'avenir, le point de vue économique infère que les parents tentent d'anticiper l'effet des attitudes et du comportement de leurs enfants lorsque ceux-ci seront devenu adultes. Ces effets contribuent à déterminer le type d'attention que les parents porteront à leurs enfants. Ainsi des parents inquiets pour leurs vieux jours tenteront-ils d'insuffler à leurs enfants des sentiments de culpabilité, de reconnaissance, de devoir et d'amour filial qui, indirectement, mais néanmoins très efficacement, peuvent "engager" les enfants à leur venir en aide.

ENSEIGNER LA CULPABILITE A SON ENFANT : UNE METHODE EFFICACE ?

Les vues des économistes sur le sentiment de reconnaissance ou le dévouement sont trop étroites. La "manipulation" de l'expérience vécue par les autres afin d'influencer leurs préférences peut sembler inutile et parfaitement aléatoire, mais elle peut aussi se révéler le moyen le plus efficace dot on dispose pour obtenir ce dévouement. Pour mieux comprendre dans quelles conditions le dévouement devient "crédible" et prend valeur d'engagement, la théorie économique, et notamment la théorie des jeux, doit intégrer la culpabilité, l'affection et les attitudes qui leur sont liées dans les conduites préférentielles.

Les parents qui ne lèguent pas d'héritage tiennent peut-être à ce que leurs enfants se sentent coupables, précisément parce qu'un accroissement de leur capacité de consommation sur leurs vieux jours leur est plus utile qu'une réduction en proportions égales de celle de leurs enfants ; parce qu'ils gagnent plus dans le premier cas qu'ils ne perdent dans le second. Ce type de comportement pourrait être considérablement plus répandu que ne le suggère le nombre de familles laissant réellement un héritage, car les parents qui ont de jeunes enfants ne savent pas la plupart du temps si, devenus vieux, ils seront à l'abri du point de vue financier. Ils pourraient très bien tenter de se protéger contre les ennuis de santé, le chômage ou les autres aléas de la vie en insufflant à leurs enfants le désir de leur venir en aide lorsque cela deviendra nécessaire.

Cette analyse du lien entre les expériences de l'enfance et les préférences de l'âge adulte est intimement liée au travail sur la formation des habitudes rationnelles. La formation des préférences est rationnelle au sens où les dépenses que les parents consacrent aux enfants sont pour partie subordonnées aux effets anticipés des expériences de l'enfance sur le comportement et les attitudes de l'âge adulte. Je n'ai pas le loisir ici d'aborder le comportement des enfants -ainsi peuvent-ils pleurer ou se montrer "mignons"- qui tente à son tour d'influencer des parents.

Nombreux sont les économistes -et j'en fais partie- qui ont donné trop d'importance à l'altruisme pour souder les intérêts des membres de la famille. Reconnaître le lien entre les expériences de l'enfance et le comportement futur, c'est réduire l'importance du facteur altruiste dans les familles. Mais ce n'est pas pour autant renvoyer l'analyse à la considération étroite de l'intérêt personnel, car l'altruisme y est partiellement remplacé par des sentiments comme la reconnaissance ou la colère, par des attitudes habituellement négligées dans les modèles de comportement rationnel.

S'ils attendent de leur enfant une aide pour les vieux jours -aiguillonnée peut-être par la culpabilité ou un sentiment similaire-, des parents même peu aimants investiront plus dans le capital social de leurs enfants, et de ce fait épargneront moins pour leur propre retraite. Mais s'ils ont insufflé à leurs enfants le sentiment de culpabilité, des parents même altruistes préféreront toujours légèrement augmenter, l'âge venu, leur propre consommation plutôt que d'accorder antérieurement à leurs enfants une augmentation équivalente. Ce qui signifie que de tels parents "sous-investiront" toujours dans le capital humain de leurs enfants. Ceci montre très nettement pourquoi susciter des sentiments de culpabilité comporte des coûts et n'est pas totalement efficace.

Les chefs de famille altruistes qui n'entendent pas laisser d'héritage tentent de créer dans leur famille une atmosphère "chaleureuse", de sorte que les membres de la famille soient disposés à secourir ceux qui connaissent des difficultés financières ou d'autres problèmes. Cette conclusion n'est pas indifférente aux débats sur ce qu'on appelle les valeurs familiales, qui se sont invités dans la campagne présidentielle de 1992 aux Etats-Unis. Les parents contribuent à déterminer ce que seront les valeurs de leurs enfants -ainsi la reconnaissance, le devoir ou l'amour qu'ils ressentiront- mais les politiques publiques ou l'évolution de la situation économique et sociale ont une incidence considérable sur leur capacité d'action.

LE ROLE PERVERS DES POLITIQUES PUBLIQUES

Considérons par exemple un programme qui transfère des ressources aux personnes âgées, plus particulièrement peut-être aux familles les plus pauvres, celles qui ne laissent pas d'héritage, afin de réduire la dépendance de ces personnes à l'égard de leurs enfants. Selon l'analyse exposée plus haut, les parents qui n'ont pas besoin, dans leurs vieux jours, d'une aide de leurs enfants ne tenteront pas avec autant de persévérance de s'assurer de la fidélité de ceux-ci, de leur instiller un sentiment de culpabilité, ou du moins de veiller à ce qu'ils restent bien disposés à leur égard. Ce qui signifie que les programmes comme l'aide sociale en faveur des personnes âgées encourageront es membres de la famille à s'en éloigner sur le plan émotionnel, non par hasard, mais parce que c'est ainsi qu'ils maximiseront leur réaction à ces politiques publiques.

Citation                    

Gary Becker, « Comment éduquer vos enfants pour qu'ils prennent soin de vos vieux jours », analyse publiée sur «www.leconomiste.eu» le 18/11/2014.



1 La théorie du capital humain de Gary Becker tend notamment à expliquer la hiérarchie des salaires par les différences de capital humain qu'offrent les salariés, c'est-à-dire par les différences de leurs aptitudes innées et acquises.