"Le rituel de l’échange est le rituel majeur de la neutralisation de la violence " - Jacques ATTALI
"La propriété est un droit antérieur à la loi, puisque la loi n'aurait pour objet que de garantir la propriété" - Frédéric BASTIAT
"Il serait un mauvais économiste celui qui ne serait qu’économiste" - Friedrich HAYEK
"On n’est jamais mieux gouverné que lorsqu’il n’y a pas de gouvernement" - Jean-Baptiste SAY
"Les urgences ont toujours été le prétexte sur lequel les protections des libertés individuelles ont été érodé" - Friedrich HAYEK
"La machine a jusqu’ici créé, directement ou indirectement, beaucoup plus d’emplois qu’elle n’en a supprimés" - Alfred SAUVY
"Il y a deux types de problèmes dans la vie : les problèmes politiques sont insolubles et les problèmes économiques sont incompréhensibles" - Alec DOUGLAS-HOME
"Quand un économiste vous répond, on ne comprend plus ce qu’on lui avait demandé " - André GIDE
"Les investissements d'aujourd'hui sont les profits de demain et les emplois d'après demain" - Helmut SCHMIDT
"Celui qui contrôle l’argent de la nation contrôle la nation" - Thomas JEFFERSON
27 avril 2022
L'échange question-réponse qui suit correspond au dernier entretien de l'économiste et prix Nobel d'économie 1974, Friedrich Von Hayek. L'entretien date de 1985, c'est-à-dire sept années avant le décès de F. Hayek en 1992. Alors âgé de 86 ans, il aborde des thèmes très différents allant de la situation de la France à la politique monétaire en passant par des considérations morales et théoriques, entre autres. Au-delà de l'intérêt que revêt en soit le fait que ce soit la dernière interview d'un des plus grands penseurs du XXème siècle, l'approche philosophique plus qu'économique des réponses de Hayek est particulièrement éclairante sur le "testament" que laisse cet homme à l'humanité. Il achève d'ailleurs cette interview sur la phrase suivante : " Si je peux laisser derrière moi une meilleure compréhension des choses, je pense que c’est la meilleure chose que je puisse faire ". Reprise depuis l'Institut Coppet.
Depuis 1945, nous assistons à un développement de ce que nous pouvons appeler les rentes de situation. L’état de plus en plus a imposé sa puissance et s’est transformé en ce que nous appelons l’Etat-assistance. Il faut reconnaître cependant qu’il a permis en période de crise, de diminuer les risques pour les plus faibles. Pensez- vous, en fonction de la situation économique et sociale française, que l’on puisse longtemps continuer avec cette situation de l’Etat Français ?
Pendant plusieurs années, ceci a représenté un problème plus complexe pour la France que pour n’importe quel autre pays, car à ce sujet, les gens sont guidés par des considérations plus intellectuelles que matérielles. Il est faux de croire que la différence entre capitalisme et socialisme est une différence de valeurs ou d’intérêts. C’est en fait une différence intellectuelle ; elle dépend de ce que, selon nous, les conceptions intellectuelles peuvent réaliser et aucune nation ne s’est autant que la France engagée dans la pertinence de l’intellect, ainsi toute attitude rationnelle qui ne serait pas guidée par le savoir intellectuel est plus ou moins inconcevable pour un Français élevé dans les idées cartésiennes. Une grande partie de ce que l’on appelle la vision moderne du monde, empirisme, rationalisme et positivisme, est générée par des penseurs français. Ceci en est venu à dominer la pensée française plus que toute autre. Par conséquent, l’idée selon laquelle l’ordre des activités économiques doit satisfaire un éventuel projet intelligent est plus évidente pour les Français que pour tous les autres peuples car le projet intelligent est leur référence pour toute chose.
Cela est cependant fondé sur un mode de pensée fondamentalement erroné. Le savoir de l’Humanité ne vient pas uniquement de l’expérience individuelle. Il est tout fait vrai que toute la science est le résultat d’expérience individuelle, mais il y a un autre domaine qui n’est pas l’expérience individuelle et qui a une importance primordiale : c’est le domaine de la morale, y compris l’appréciation des institutions morales. Et il y a des traditions qui ne sont point basées sur la compréhension individuelle ou la perspicacité individuelle mais sur l’expérience des groupes qui furent sélectionnés pour certaines pratiques qui peuvent être purement habituelles et qui n’ont jamais été tout à fait comprises. Ceci est en très grande partie vrai pour les 2 principes moraux fondamentaux des civilisations anciennes : la propriété privée et la famille. Aucun des deux n’est fondé sur la perspicacité intellectuelle. La propriété privée n’a jamais été inventée ou conçue mais le cerveau humain reconnaît ses effets bénéfiques.
De même, la famille n’a jamais été conçue ni prescrite car l’Homme a compris ses répercussions les meilleures. Ces deux principes sont des habitudes qui se sont constituées dans les groupes, puis ces groupes furent sélectionnés par l’évolution des espèces d’une manière que l’intelligence individuelle n’a pas saisie, ce qui rendit plus efficace les groupes mixtes.
Toujours est-il que depuis les débuts de la civilisation moderne dans son antiquité classique, il y eut constamment des révoltes de certains intellectuels contre les traditions de propriété et de famille.
Parmi les philosophes grecs classiques, Platon et Aristote se révoltèrent contre ce qui était simplement une pratique qui marchait. Puis les religions réalistes défendirent la propriété et la famille mais sans en donner de raisons rationnelles.
Pendant le Moyen-Age et les temps modernes, les hérétiques qui se révoltèrent contre la religion furent les intellectuels qui la comprirent le mieux, et bien sûr la dernière forme d’hérésie en révolte contre la tradition de propriété privée et de famille est le socialisme.
Je pense là au socialisme ancien, en ce sens qu’il est vu comme une révolte des intellectuels contre deux traditions qui ne résultent pas de projets intellectuels mais de certaines habitudes qui sont sélectionnées par l’évolution, les groupes qui les ont adoptées devenant plus efficaces pour des raisons qui n’ont jamais été comprises, qui n’ont jamais été projetées, et c’est maintenant aux économistes que revient la tâche ingrate d’expliquer pourquoi cela est faux et illusoire. Pourquoi une chose qui semble tout à fait plausible d’un point de vue rationaliste et qui, si vous suivez les règles de Descartes, de Kant ou de l’empirisme moderne, est la seule chose que vous pouvez rationnellement faire car ils considèrent tous que vous devez seulement obéir à des lois dont les signes vous disent qu’elles sont vraies.
En fait, à travers la civilisation nous avons obéi à d’autres lois qui n’existent que comme tradition que l’Humanité a adoptée, non seulement parce que tout le monde a compris qu’elles étaient meilleures mais aussi parce que les groupes qui ont agi conformément à ces lois se sont multipliés plus vite que les autres et les ont transmises aux autres.
Ainsi, je pense que le défenseur de ce qui est appelé actuellement capitalisme, et que je préfère appeler l’ordre dispersé de l’interaction humaine, doit admettre qu’une partie de son programme n’a jamais été le résultat d’intentions humaines, et ne peut être tout à fait rationnellement défendu ; cependant on est enclin à rester fidèle ce que sont originellement des traditions irrationnelles qui ne peuvent être justifiées et expliquées que rétrospectivement. Cette position extraordinaire est celle des gens les plus intelligents de notre temps qui furent presque tous défenseurs du capitalisme et qui, comme nous, utilisent l’image de l’homme qui est probablement le plus célèbre intellectuel de nos jours, le grand physicien Albert Einstein, qui a malheureusement parlé et beaucoup entendu parler d’économie.
Cependant, il a proféré des aberrations économiques ; laissez-moi vous donner un exemple. Il se rallia à une dénonciation typiquement socialiste du profit, en disant que l’erreur de notre monde moderne était qu’il ne produisait pas pour l’utilité mais pour le profit. Nous devrions produire utile afin de satisfaire les besoins de l’Homme. Et pourtant, ce que j’appelle l’ordre dispersé de l’activité humaine, n’est devenu possible que par le passage de la production pour l’utile à la production pour le profit.
Je m’explique :
Si vous réfléchissez un moment, vous vous rendrez compte que nous produisons tous pour satisfaire les besoins de gens dont nous ne savons rien, de même nous vivons tous grâce aux efforts de gens dont nous ne savons rien. Ce qui veut dire que l’interaction actuelle produisant le volume de biens qui permet d’entretenir la population mondiale, est le fait de gens dirigés pour des fins dont ils ne savent rien et d’autres gens comptant sur d’autres gens qui ne savent rien d’eux.
L’ordre dispersé, qui peut se constituer sur un marché compétitif, est en ce sens un ordre guidé non par la tentative délibérée de satisfaire des besoins connus, mais par le fait qu’il est servi par un mécanisme, le mécanisme du marché, qui nous dit ce qu’il faut faire, et la manière dont il nous dit ce qu’il faut faire, comporte le profit.
Par conséquent, l’ordre dispersé qui seul nous a permis d’utiliser les ressources du monde, dans toute son extension, est dû au fait, qu’Einstein et tous les socialistes condamnent, que nous produisons pour le profit et non pour l’utilité.
Or ceci suppose que nous avons compris une façon de penser qui est différente de la pensée strictement rationaliste, car nous devons admettre que certaines traditions, les traditions morales, sont dans un sens, supérieures à la pensée traditionnelle, ce qui veut dire qu’il y a certaines choses que nous ne pouvons réaliser qu’en obéissant à des traditions qui ont été largement préservées par la religion et les croyances, et non pas en nous fondant sur la raison.
A cet égard, je voudrais vous raconter une petite anecdote assez sympathique : j’ai récemment, il y a un ou deux ans, été convié à traiter de ce sujet au cours d’une conférence qui était en fait organisée par un haut dignitaire de l’église catholique, à l’occasion du centenaire de Charles Darwin, et ma tâche consistait à faire un compte rendu sur l’évolution culturelle et non sur l’évolution biologique. Lors de cette conférence sur l’évolution culturelle, j’ai tout d’abord plus ou moins offensé de manière impardonnable l’organisateur, ce Cardinal, en disant que même un agnostique comme moi doit admettre que nous devons la civilisation aux superstitions. Ce fut un mot trop fort et je pouvais voir sur son visage combien il était offensé. Ainsi, sur l’inspiration du moment, j’ai inventé un autre mot : « Oh, je vous présente mes excuses, superstitions est un mot trop fort, appelons plutôt cela « les outils symboliques ».
Nous tombâmes d’accord sur le terme « outils symboliques » qui ne sont pas le résultat de l’intelligence, ni des outils tels que les outils de la science que nous pouvons démontrer, mais qui sont traditions.
Ils sont encore valables aujourd’hui dans la mesure où ils nous guident dans la bonne direction. C’était une bonne expression « les outils symboliques » ; le Cardinal et moi en tant qu’agnostique étions certainement parfaitement d’accord, nous pouvions être d’accord sur ce qu’était la base de notre civilisation.
En un sens, la morale du marché est une condition de survie pour l’humanité à son niveau démographique actuel. Notre morale ne fait ainsi que servir la vie.
La tradition morale que l’évolution a produite est la méthode qui nous permet de maintenir la population à sa quantité présente ; pour finalement conclure cet argument particulier, je pense que la meilleure illustration en serait celle-ci :
Vous seriez surpris si je vous disais qu’a priori je suis tout à fait d’accord avec Karl Marx lorsqu’il soutient que le prolétariat est une création du capitalisme.
Le capitalisme a maintenu en vie le prolétariat : ainsi, cette population supplémentaire du monde qui n’aurait pas pu vivre sans capitalisme, c’est le capitalisme qui lui a permis de survivre. Karl Marx émet une absurdité lorsqu’il déclare que le capitalisme a été créé aux dépens du prolétariat. Au contraire, c’est le prolétariat qui est un produit du capitalisme car seul le capitalisme pouvait maintenir en vie toute cette population supplémentaire.
Elle serait morte si le capitalisme n’avait pas permis l’accès à tant de nouvelles ressources. Sur ce point je crois que nous pouvons nous en arrêter là.
Un autre point important est donc, comme vous le signalez, en héritage du poids des traditions, la socialisation de l’économie de la société française qui remonte bien avant 1981, quelles mesures concrètes recommanderiez-vous à un gouvernement libéral pour rétablir les lois du marché dans un pays comme la France et quelles pourraient en être les conséquences sociales ?
Il ne fait aucun doute que la seule chance pour la France de maintenir, d’améliorer son niveau de vie et d’entretenir sa population actuelle, serait un retour progressif à l’économie de marché, qu’on appelle probablement capitalisme.
Comme je l’ai suggéré au début, ce sera probablement plus difficile pour la France que pour n’importe quel autre pays car son engagement vis-à-vis du socialisme fait partie de sa tradition intellectuelle spécifique et particulière.
Je dois dire que j’ai été agréablement surpris lorsque j’ai vu, au cours des cinq ou six dernières années, des signes qu’en France aussi se répétait quelque chose qui avait commencé en Angleterre, en Amérique et en Allemagne au cours des 20 dernières années, c’est-à-dire un regain de confiance pour l’économie de marché parmi les jeunes.
La France était le dernier pays où j’aurais pu m’attendre à un phénomène semblable ; non pas, si je peux utiliser un paradoxe, parce que je pensais que les Français n’étaient pas assez intelligents mais parce que les Français sont trop intelligents. Ils croient trop au seul rôle de l’intelligence, et n’admettent pas, comme je l’ai dit avant, qu’à certains égards, les traditions morales puissent être supérieures à l’intelligence pure, et cette implication soulève réellement une question critique.
Comme l’a reconnu David Hume, le grand philosophe anglais il y a déjà 250 ans : « Notre morale n’est pas une création de notre raison et ne peut être la création de notre raison ». On ne peut établir une nouvelle morale pour se faire plaisir, comme le disent les utilitaristes ; ainsi la morale comprend, comme je l’ai déjà dit auparavant, la croyance en la propriété et en la famille, ainsi qu’un don naturel du genre humain, séparé de la raison ; et à certains égards supérieur à elle.
Maintenant indiquons les principales solutions aux problèmes qui, pour la France, seront très difficiles à résoudre. Si vous m’aviez posé la question 5 ou 6 ans auparavant, en France, j’aurais été bien loin d’espérer pouvoir réaliser cela dans la prochaine génération ; cependant, le développement du groupe de l’Institut Economique de Paris, par exemple montre que les jeunes gens, même en France, commencent à mieux percevoir le problème et je suis prêt aujourd’hui à appliquer à la France, une phrase que j’applique depuis quelque temps aux pays anglo-saxons et à l’Allemagne : « Si leurs politiciens ne détruisent pas le monde, dans les 20 années à venir, disais-je, mais aujourd’hui je dirais plutôt dans les 15 années à venir, un grand espoir réside en la jeune génération montante ».
Maintenant, je dois peut-être donner plus de délai à la France, mais je pourrais encore dire que, si les politiciens ne détruisent pas la France dans les 25 années à venir, je pense qu’il y a un bon espoir que ces idées, c’est-à-dire la croyance en une vieille tradition morale que les jeunes intellectuels français redécouvrent aujourd’hui, arrivent à temps pour empêcher les politiciens de détruire notre civilisation.
En dehors des règles du marché et du problème de la concurrence, est-ce-que l’Etat Français pourrait avoir intérêt à pratiquer le déficit budgétaire comme aux Etats-Unis ou à favoriser le retour à l’étalon or ?
Ne m’interrogez pas trop sur les détails. Je suis maintenant beaucoup moins un économiste pratique que je ne l’ai été, je suis actuellement beaucoup plus un philosophe social qui n’attache que peu d’importance aux affaires courantes. Je ne comprends pas ce que le Président Reagan fait de ce déficit, c’est un problème crucial qui m’alarme quelque peu. L’autre problème, c’est l’étalon monétaire ; c’est un problème très aigu et je ne pense pas qu’il puisse être résolu par un retour aux institutions du passé. Je regrette que le système d’étalon or soit détruit mais je ne pense pas qu’il puisse être réinstitué et cela pour deux raisons :
Premièrement, il repose sur certaines croyances non critiques, qui ne peuvent être recréées ; deuxièmement, et ceci est tout aussi important, une tentative de retour au système d’étalon or engendrerait de telles fluctuations de la valeur de l’or qu’elle s’autodétruirait.
Mais je persiste à croire que nous ne devons pas laisser la politique monétaire à la merci des décisions arbitraires des gouvernements.
De nos jours, on ne comprend pas que la politique monétaire est une invention très nouvelle et que, jusqu’à il y a 50 ans, la seule chose que l’on comprenait dans la politique monétaire, était le maintien de la valeur de la monnaie nationale à une parité constante par rapport à l’or ; c’est tout ce que l’on entendait par politique monétaire. Tout cela s’est fait depuis que l’on a tenté d’utiliser la politique monétaire pour assurer la stabilité du plein emploi ; ce fut un échec complet ; et cela ne peut être qu’un échec car je suis arrivé à la conclusion que le contrôle de l’argent doit être retiré aux gouvernements. Pendant longtemps, je n’ai pas défendu cette idée très activement car il est tout à fait utopique de croire que les gouvernements pourraient renoncer à leur monopole sur l’émission de monnaie et par conséquent il est vain de poursuivre cette idée. Mais je suis aujourd’hui arrivé à de nouvelles conclusions qui me donnent beaucoup plus d’espoir.
Dans le monde moderne, l’argent n’a pas vraiment besoin d’exister sous une quelconque forme de pièces métalliques ou de monnaie-papier actuellement en circulation.
Vous pouvez commencer par des comptes de crédit sur lesquels vous pouvez tirer des chèques, qui obligent seulement l’émetteur à amortir l’unité que nous appellerons solide. Tant de monnaie courante est déjà requise pour acheter un certain nombre de matières premières ; cela peut être fait sans avoir à émettre d’argent nouveau et personne, ni aucun gouvernement ne peut empêcher les entreprises privées d’émettre de tels comptes de crédit.
C’est ainsi, je pense, que nous pouvons contourner le monopole. Et j’espère ainsi persuader les gens soucieux du bien public et en même temps les gens conscients de la notion de profit, de commencer à émettre vraiment de tels comptes à valeur stable qui sont simplement immédiatement exigibles sur demande.
Seulement une grande partie de la monnaie existante est requise pour l’achat d’un nombre donné de matières premières.
Or deux choses sont nécessaires pour cela : on doit vous faire tout à fait confiance et cette liste doit être fiable mais soumise à certaines restrictions.
Ainsi je crois que, alors que les obligations devraient être affectées à l’amortissement d’une unité, c’est-à-dire le solide, une grande partie est requise pour cette liste des matières premières et des denrées alimentaires : l’émetteur doit être à tout moment autorisé à substituer une liste de composition différente mais équivalente en valeur globale afin qu’elle s’ajuste d’elle-même aux changements d’importance des divers produits de base.
Si cela se confirme, le porteur serait assuré d’avoir une unité constante, c’est-à-dire que l’unité s’adapterait d’elle-même aux fluctuations du marché.
Je crois que ceci nous conduirait rapidement à une unité unique. Les gens n’auraient jamais à transporter de l’argent, car ils ne le pourraient pas, ils ne pourraient même pas le compter. Les gens commenceraient à passer des contrats sur la base de cette unité, et ensuite il y aurait une unité internationale générale dans le monde entier ; et puis il y a mon problème initial que je craignais être le problème insoluble, car si vous ouvrez un tel compte vous devriez prendre l’engagement d’accepter n’importe quelle quantité d’argent que les gens voudraient verser chez vous et ceci pourrait vous surcharger. D’autre part, il y a un nouveau danger car dès que ce système réussira, beaucoup de gens vous feront concurrence, offrant d’autres services en remplacement. Il n’en est pas question en ce sens, ainsi je suis si plein d’espoir que je vois là le moyen de corriger ce grand défaut que la loi de marché a toujours comporté.
La valeur de l’un de ses éléments essentiels sera apportée par les gouvernements et en conséquence nous n’avons jamais eu l’opportunité de découvrir ce qui pourrait être une bonne monnaie et toutes les autres choses qui se développèrent pendant 3000 ans et qui sont très efficaces.
Nous n’avons jamais été autorisés à chercher à savoir quel est le type de monnaie le plus efficace et ce qui se passerait si nous avions cette concurrence. Maintenant je propose d’introduire la concurrence dans ce domaine, et si je réussis, je pense que nous pourrions bien avoir une concurrence capitaliste stable.
Tout à l’heure, je vous ai demandé quelles recommandations vous pouviez faire à un gouvernement libéral pour mener une politique véritablement libérale, je vous demande maintenant quelles recommandations vous pourriez faire aux jeunes générations de chefs d’entreprise, de cadres, de membres des professions libérales, afin qu’elles puissent amener rapidement ce qui apparaît salutaire à nos yeux, c’est-à-dire une économie libérale, et d’autre part, ne faut-il pas imaginer une solution européenne à cette stratégie des jeunes générations face à un certain irrégularisme français ?
Eh bien, c’est un problème extrêmement difficile, et à cet égard les européens sont confrontés à un dilemme. En général, la communauté européenne est considérée comme une institution libérale, mais il est douteux qu’elle soit vraiment une institution libérale. Son axe central est la politique agricole et ceci est véritablement contraire au libéralisme ; et les fondateurs de ce système, les Français et les Allemands, ont pris un risque calculé, sans pour cela éliminer le risque de friction politique entre l’Allemagne et la France du fait de soumettre la politique agricole à une réglementation commune qui ne peut être qu’incompatible avec une vraie politique libérale.
Ainsi tous ceux qui espèrent la liberté, et souhaitent la paix, se retrouvent face à un dilemme, car, à court terme, ils doivent soutenir la communauté européenne et sa politique agricole et en même temps être prudents et prendre leurs dispositions sachant que cela ne peut être une bonne politique à long terme ; cette méthode ne peut ni réaliser la paix internationale, ni étendre plus loin la communauté européenne.
Ceci nécessite une tâche des intellectuels qui est très impopulaire et qui consiste surtout à expliquer aux masses qu’au nom du but à court terme, c’est-à-dire la tâche d’éviter les frictions politiques, nous avons pris la mauvaise direction.
L’organisation économique de la communauté européenne est certainement mauvaise d’un point de vue politique.
Je ne pense pas devoir en dire plus pour expliquer combien il est long de ramener l’orientation pratique d’un système qui est fondamentalement anti-libéral, vers une tendance libérale et au cours des dernières années, j’en suis arrivé, en tant qu’homme âgé, à considérer que mon devoir était uniquement de rectifier l’arrière-plan théorique et philosophique, et de laisser ensuite aux générations plus jeunes le soin de sortir de cette ornière où elles se sont laissées entraîner.
Les relations franco-allemandes, basées sur la protection agricole, est la partie la plus pesante de ce bourbier. J’espère que les plus jeunes gens auront plus de courage ; ce n’est pas que j’en ai manqué mais je n’ai jamais senti que je pourrais avoir assez d’influence dans ce sens. Mais je pense que si nous pouvons surmonter ce grand obstacle pour revenir au libéralisme, nous aurons besoin de jeunes gens extrêmement courageux, qui devront dire ouvertement que, sur la route de la liberté, l’agriculture peut être un aussi grand obstacle que le socialisme.
Puis-je prendre la liberté de vous poser deux autres questions qui pourraient être particulièrement destinées aux étudiants en économie, car ils peuvent considérer que les programmes français ne sont pas adaptés à la réalité, et quelquefois ces étudiants sont endoctrinés par des idées du passé.
Je vous donnerai d’abord la preuve que je suis réellement préoccupé par ce danger qui n’existe pas seulement en France. Je viens d’accepter d’assumer le poste de lecteur honoraire d’une nouvelle université d’économie privée qui veut se libérer de la tradition officielle qui endoctrine les gens par une nouvelle doctrine dominante. Et cette nouvelle université, Coblence, enseigne ses propres programmes et désire essentiellement servir l’intérêt des jeunes entrepreneurs et les guide vers ce que nous espérons être une réussite dans une économie de marché. C’est seulement pour vous dire que je suis réellement conscient de la nature du problème.
Je crois que la centralisation et l’uniformité de l’enseignement dans les universités françaises sont encore plus évidentes qu’en Allemagne et il y a donc un besoin encore plus grand d’institutions indépendantes.
En bref, sur le plan universitaire, tout progrès résulte de l’évolution, toute évolution résulte de la compétition et il n’y a pas d’évolution sans compétition, il n’y a pas de compétition sans liberté.
Ainsi ce qu’il faut pour faire ressortir un bon enseignement, c’est créer des possibilités de compétition entre les institutions d’enseignement et donner aux étudiants l’opportunité de choisir le type d’institution de leur choix. Je ne dis pas que les étudiants sont toujours très bêtes, ils sont intelligents. Je pense qu’un grand nombre des étudiants d’aujourd’hui perdent leur temps en s’imaginant apprendre quelque chose en étudiant la sociologie alors qu’ils n’apprennent rien du tout et ils oublient d’étudier la théorie économique, mais je crois que l’on commence à comprendre et que la tendance est déjà amorcée en Angleterre et en Amérique où il peut y avoir des institutions de type universitaire qui satisfont les besoins des futurs entrepreneurs, les guident et leur enseignent ce qu’il leur faut faire pour réussir.
Le résultat prévu sera long et difficile à obtenir et si les choses survivent assez longtemps, elles donneront lieu à des entrepreneurs entrainés pour vivre une économie de marché et qui réussiront plus que les autres, à tel point qu’ils seront de plus en plus imités.
Que devons-nous faire de Keynes ? Devons-nous nous en débarrasser ?
Oh oui, je pense que ceci impose un retour à ce que nous appelons la microéconomie et qui mène à un domaine très différent, sachant combien notre erreur intellectuelle vient de notre incompréhension des exigences en matière de sciences sociales. Je crois que ce n’est qu’une erreur lorsqu’on utilise l’épreuve de rigueur qui s’applique à ce que j’appelle le théorème de simples phénomènes de mécanique, au phénomène complexe de société. Ceci comprend les vieilles mesures techniques. La mesure technique grâce à laquelle Newton a merveilleusement réussi en mécanique, n’est valable que pour cette structure relativement simple dont nous pouvons certifier les facteurs déterminants ; mais lorsque les facteurs déterminants deviennent plus nombreux que ceux que nous pouvons observer et mesurer, l’ensemble de la technique de mesure devient inutile, et tous les efforts entrepris ces 50 dernières années pour rendre l’économie plus scientifique, pour faire en sorte qu’elle repose plus sur la notion de mesure et sur les quantités mesurées, ne sont qu’erreurs.
La macroéconomie et l’économétrie ne sont que des erreurs. Les étudiants doivent étudier la bonne microéconomie traditionnelle. C’est le seul moyen de comprendre réellement ce qui est arrivé et de quoi dépend le succès de nos efforts économiques.
Les liens entre les pays occidentaux sont tels qu’il est difficile d’imaginer un pays échappant aux lois édictées par les autres ; les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne Fédérale, choisissent, semble-t-il avec succès, la voie du libéralisme. Si d’aventure un prochain gouvernement n’allait pas assez rapidement de lui-même sur la voie du libéralisme, n’y serait-il pas obligé de par la force créée par les politiques économiques des pays voisins ?
Eh bien je n’ai pas de réponse, car j’ai été très déçu de ce point de vue. J’ai cru un certain temps que le fédéralisme aurait probablement l’effet de limiter les pouvoirs des gouvernements.
En fait, dans la pratique, cela semble renforcer les pouvoirs des gouvernements et par conséquent je suis aujourd’hui plus sceptique pour ce qui concerne les effets bénéfiques du fédéralisme et je commence à me demander si les importants traités internationaux ne devraient pas être des accords sur ce qu’il ne faut pas faire plutôt que des accords sur ce qu’il faut faire.
Je pense que cela est improbable actuellement, mais si les parties concernées comprennent que les accords sur ce qu’il ne faut pas faire seraient peut-être beaucoup plus bénéfiques que des accords pour la réalisation des choses particulières, le développement international pourrait être ramené dans la bonne direction.
Je dois dire que maintenant je ne suis pas expert en programmes de politiques contemporaines.
A mon âge, je me confine dans la philosophie.
J’examine seulement un processus dont je ne verrai d’ailleurs pas l’aboutissement ; après tout quand vous avez 86 ans et que vous en avez seulement pour quelques années encore, la politique courante n’a plus grande importance.
Si je peux laisser derrière moi une meilleure compréhension des choses, je pense que c’est la meilleure chose que je puisse faire.
Pour aller plus loin
Sylvain Fontan, « Friedrich Hayek ou le probable impossible libéralisme », analyse publiée sur «www.leconomiste.eu» le 18/12/2014.
Citation
Entretien publié dans la revue Contrepoint n°50-51, 3e trimestre 1985. Entretien a été réalisé à Fribourg (ancienne RFA), sous l’égide de l’UJRE (Union des Jeunes Responsables Économiques), qui fédérait plusieurs associations, toutes préoccupées par le devenir de l’entreprise libérale. Entretien ensuite repris sur le site de l'Institut Coppet.