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La géopolitique du jeans

6 avril 2022

C’est désormais un basique du vestiaire, tant masculin que féminin ; le jeans a quitté son côté rebelle des années 1960 pour endosser les oripeaux de la respectabilité. C’est l’un des modèles de pantalons les plus vendus au monde, présent sur tous les continents, symbole de l’uniformisation de la culture, de l’effacement des frontières, mais aussi de la domination culturelle des États-Unis. Il y a toutefois bien longtemps que le jeans a quitté les plaines du Far West, les ranchs et les cow-boys pour revêtir James Dean ou Marlon Brando et aujourd’hui presque tout le monde. En 1986, une photo de Jacques Chirac en jeans dans les jardins de Matignon, publiée en une de Paris Match, avait surpris. Dorénavant, cela ne serait plus le cas. Il est l’un des symboles de la mondialisation. Il s’en vend 2,3 milliards de paires par an, pour un chiffre d’affaires de 58 milliards de dollars. Levi’s, leader du secteur, contrôle 5,3% du marché mondial. Par Jean-Baptiste Noé, IdL.

Géopo du Jeans

 

 Une histoire de Nîmes

Tout commence au XVIIsiècle, dans la ville de Nîmes, où les tisserands fabriquent une toile de coton en armure de serge. Réputée pour sa résistance, elle sert à fabriquer des vêtements de travail, des voiles de navire ou des tentes. Ce serge de Nîmes est bientôt transformé en denim. Teinté en bleu indigo, il traverse l’Atlantique pour rejoindre les États-Unis et la ruée vers l’or. C’est là que le tissu rencontre le marchand Levi Strauss, un juif allemand émigré aux États-Unis. Il travailla d’abord à New-York, avec ses frères, comme vendeur de tissus et de produits de mercerie, puis il partit en Californie en 1853, pour tirer profit de la ruée vers l’or. Un de ses clients, Jacob Davis, lui fait part, en 1872, de l’une de ses inventions : il a taillé les toiles de denim pour en faire des pantalons et il a renforcé les points sensibles avec des rivets. Il propose à Strauss de s’associer avec lui pour déposer le brevet de cette trouvaille et produire ces pantalons à grande échelle. Les deux hommes s’associent donc et ouvrent une usine à San Francisco pour produire ce nouveau type de vêtement à grande échelle. Le succès est immédiat et important. Le jeans se décline de multiples façons : pantalons, salopette, veste, chemise, il a l’avantage de la robustesse et convient tout à fait au labeur des ouvriers comme des agriculteurs. C’est un vêtement populaire, qui ne prétend nullement rivaliser avec les vêtements de ville.

Ce sont les années 1950-1960 qui lui ouvrent les portes de la célébrité et de la renommée mondiale, quand la nouvelle vague d’acteurs se met à en porter et que le cinéma véhicule une image positive de celui-ci : l’esprit rebelle, jeune et détaché, le souffle américain. En 1955, dans La Fureur de vivre, on découvre un James Dean en jeans, perfecto et tee-shirt blanc. Pour tous les jeunes qui se reconnaissent dans ce rebelle sans cause, le mythe est lancé. En géopolitique, on parle de soft power, le pouvoir de l’influence, dont la culture est l’un des vecteurs essentiels et, parmi elle, le cinéma. Le mythe James Dean permet à Levi’s Strauss de s’ouvrir des marchés au-delà des seuls États-Unis : à lui l’Europe. Derrière le pouvoir culturel, le pouvoir économique n’est jamais loin.

 

Un jeans français et ses composants

Si l’on prend le cas d’un jeans vendu en France, ce ne sont pas moins de sept pays qui entrent en jeu pour composer le produit final. Le coton provient d’Inde, de Chine ou des États-Unis, la teinture bleue, d’Allemagne, les rivets en zinc, d’Australie, la fermeture éclair, du Japon, le pantalon est confectionné en Tunisie et la toile est délavée avec des pierres ponces de Turquie. Sept pays, pour un parcours de 65 000 km. Qui parle alors de protectionnisme et de made in France ? Le jeans fait partie de ces produits mondialisés, non seulement parce qu’ils sont portés partout dans le monde, mais aussi parce que leur production met en branle l’ensemble du monde.

 

Un marché en cours de recomposition

Les États-Unis, l’Europe et le Japon sont les principaux marchés du jeans. Sans surprise, c’est la Chine qui est le pays qui en produit le plus, mais de nouveaux acteurs sont en train de s’inviter depuis les années 2000, notamment en Afrique. L’Éthiopie, le Kenya, le Mali et l’Égypte voient s’installer des usines de production. Les salaires y sont moins chers qu’en Chine et la main d’œuvre plus docile. Selon une étude du secteur, les salaires ont fortement augmenté au Bangladesh et en Chine si bien que les marques occidentales cherchent à trouver de nouveau site de production. L’Éthiopie semble être cet eldorado. En 2011, le salaire moyen dans le textile s’y élevait à 40€ par mois, contre 80€ au Lesotho et 360€ en Chine. H&M, qui concentre 80% de ses achats en Asie et 20% en Europe, a passé des commandes tests en Éthiopie et y réalise désormais une partie de sa production. Mais les bas salaires ne sont pas tout. L’instabilité politique du pays et les risques de guerre, ici comme dans les autres pays, n’encouragent pas les affaires et n’incitent pas les entreprises à s’y installer. Ce problème récurrent est l’un des éléments qui empêchent un bon développement du continent africain.

 

Le mythique 501

Le 501 de Levi-Strauss est l’un des jeans les plus célèbres ; il fait partie de ces vêtements iconiques connus dans le monde entier. Pourtant, on ne sait pas vraiment ni comment il est né, ni où et il a connu plusieurs évolutions au cours de son existence, au gré des modes et des demandes des clients. Levi’s propose aujourd’hui des répliques de modèles anciens de 501, que les aficionados recherchent avec engouement. La marque a réussi à créer une histoire autour de ce pantalon et à individualiser ses modèles, comme cela existe notamment dans l’automobile. C’est une façon de fidéliser sa clientèle et de lutter contre la contrefaçon. Dans un marché hyperconcurrentiel comme le denim, la distinction des marques est une chose essentielle.

 

Le jeans en Europe

Une étude du cabinet Eveillance, publiée en juillet 2015, a analysé le marché européen du jeans. C’est le seul vêtement à connaître un accroissement de ses ventes, alors qu’elles baissent pour les autres pièces textiles. L’Allemagne est le premier marché du continent, avec 114 millions de pièces vendues sur une année, soit 24% du marché européen. En deuxième position arrive l’Espagne, avec 88 millions de pièces. La France est 5e, avec 55 millions de pièces, soit 10% du marché européen.

Quatre pays concentrent plus de 80% des jeans importés en Europe : le Bangladesh, la Turquie, la Chine et le Pakistan. Il n’y a là aucune surprise, ce sont les principaux bassins de production du jeans. La Turquie est l’un des grands fournisseurs de textile à l’Europe. Toutefois, l’Europe se fournit moins chez les pays de la Méditerranée (Maroc, Tunisie, Turquie) et davantage chez les pays asiatiques. Le prix moyen du jeans de Tunisie est de 17€, contre 13,5€ en Turquie et 5,4€ pour le Bangladesh.

 

Un denim du Japon

Signe de la mondialisation du jeans, le Japon est entré de plain-pied dans ce marché. C’est non seulement l’un des principaux marchés du monde, mais il compte également des marques de renommée mondiale, notamment Uniqlo. C’est en 1965, avec la marque Canton, qu’est né le premier jeans japonais, associant les savoir-faire ancestraux du travail du textile aux méthodes de fabrication du denim. Le Japon se nourrit ici de l’influence des États-Unis dont la présence militaire et politique est forte sur l’archipel. Se vêtir en jeans est synonyme de progrès et de modernité ; c’est la preuve que l’on veut quitter l’ancien Japon, celui qui s’est perdu dans la guerre, pour en bâtir un nouveau, sur l’industrie et l’excellence de ses produits. Plus qu’un simple vêtement, le jeans devient l’étendard d’une vision du renouveau. Aujourd’hui, ce sont plus de trente entreprises de jeans japonaises qui produisent encore dans l’archipel et qui partent à la conquête du monde, concurrençant Levi Strauss, aussi bien pour les produits bas marché que le haut de gamme.

Le jeans est donc un archétype de ces produits mondialisés qui se déploient parce qu’ils sont attachés à un pays et à une histoire. Il illustre bien le sens même de la mondialisation, cette interdépendance des pays entre eux, comme le prouvent les origines des pièces d’une paire vendue en France, ces transferts de culture, ces opportunités de marché. Il témoigne également du fait que la complexité se déploie souvent derrière des choses apparemment simples et que les enjeux de contrôle du territoire sont présents dans tous les domaines. Le secteur textile recouvre des intérêts économiques, des contrôles de ressources, des codes culturels qui en font un secteur privilégié d’étude pour comprendre une société et pour en appréhender les évolutions. L’historien des couleurs Michel Pastoureau explique dans son livre Bleu. Histoire d’une couleur (2000) que le bleu a une connotation consensuelle et pacifique, contrairement au rouge ou au jaune. Par conséquent, le jeans étant bleu, il ne pouvait pas garder longtemps son image de rebelle et de révolté, contrairement à un blouson noir ou une chemise rouge. C’est exactement ce qui s’est passé. Le jeans est rentré dans le rang, le rebelle sans cause s’est assagi, et c’est grâce à cela qu’il a pu conquérir le monde.