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L’art de perdre la guerre

10 mai 2022

Le XXe siècle a illustré un paradoxe : la nation la mieux armée et la mieux équipée sur le plan militaire n’est pas forcément celle qui gagne la guerre. L’Allemagne a perdu la Grande Guerre, les États-Unis ont été vaincus au Vietnam et les Soviétiques en Afghanistan, la France a certes gagné la guerre d’Algérie, mais c’était pour mieux en partir. C’est à se demander si la puissance militaire sert encore à quelque chose. En face d’eux, des guérillas, des hommes déterminés, connaissant le terrain, ayant le soutien des populations civiles et obtenant finalement la victoire. Perdre la guerre semble être devenu le nouvel art occidental. Nous sommes certes capables de frapper l’Irak et la Libye, mais nous n’en faisons rien après. Nous pouvons bien intervenir en Centrafrique et au Mali, mais sans pouvoir réellement influer sur le cours des choses.

L'art de la guerre

Par Jean-Baptiste Noé.

 

Quand l’Occident se confronte au monde

L’un des grands changements des soixante dernières années c’est que l’Occident n’est plus en guerre contre lui-même, mais contre les autres ; et cela change tout. Jusqu’au XIXe siècle, l’Europe était divisée contre elle-même et les guerres se faisaient donc entre nations et peuples ayant un système de pensée et de réflexion identique. Il était possible d’établir un ordre du monde qui était un ordre européen et qui reposait sur l’équilibre des nations, sur le droit international, sur une communauté de destin. Que ce soit à Westphalie (1648) ou à Vienne (1815), tous les Européens partageaient le même sens de la diplomatie, de la négociation, du droit et des codes à tenir entre nations. Cette forme de pensée, qui est également une forme de vie, est construite et héritée de la réflexion chrétienne, notamment sur la guerre juste et l’établissement de la paix. L’idée, essentielle, que la guerre ne se fait qu’entre gens armés et qu’elle ne doit pas concerner les civils. Ce qui n’exclut pas les débordements tant il y a toujours un pas entre la théorie et la pratique. L’idée également que la guerre est un désordre qui doit permettre de restaurer un ordre ébranlé et donc de déboucher sur un nouvel ordre. La guerre permet de rétablir la justice et donc l’équilibre. Raison pour laquelle on tente toujours de négocier ou de trouver un médiateur. De Madrid à Berlin, de Londres à Paris, de Vienne à Rome, les chefs d’État et les militaires partagent tous la même culture et la même vision du monde ; c’est la forma mentis chrétienne et romaine.

Les choses commencent à changer avec les découvertes du XVIe siècle : on fait la guerre à des populations non chrétiennes, donc qui ne partagent pas du tout le cadre intellectuel et spirituel des Européens. Cela s’accentue avec les guerres coloniales. Comment mener une guerre civilisée, c’est-à-dire régie par le droit quand, en face, les populations ne respectent pas ces règles ? La question n’est pas nouvelle. Elle s’était posée à l’époque des croisades et avait été réglée par le concile de Latran II (1139) qui a interdit l’usage de l’arbalète entre chrétiens : « Nous défendons sous peine d’anathème que cet art meurtrier et haï de Dieu qui est celui des arbalétriers et des archers soit exercé à l’avenir contre des chrétiens et des catholiques. » (Canon 29) Interdiction de l’usage de l’arbalète contre des chrétiens, mais non pas contre les musulmans. Parce que la règle, pour qu’elle soit valable, doit être respectée par tous. Sinon, la guerre devient asymétrique et donc difficile à gagner. On ne peut s’interdire l’usage d’une arme utilisée par l’adversaire qui nous mettrait en situation d’infériorité. Le désarmement doit être bilatéral et conduit par l’ensemble des partis. Nous sommes là très loin des théories pacifistes.

 

Qui sommes-nous ?

Cet art de perdre la guerre a été étudié par le géopoliticien Gérard Chaliand dans un essai magistral paru en avril 2016 : Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental. Gérard Chaliand est un penseur, un observateur des conflits et des mouvements de peuples, mais c’est aussi un praticien. Il a conseillé de nombreuses guérillas en Afrique et, à plus de 80 ans, il continue de se rendre chez les Kurdes pour les encourager dans leur rébellion. Ce sont les raisons de la défaite qu’il analyse ; des raisons qui sont d’abord d’ordre psychologique.

Avec les guerres coloniales, l’Europe se confronte à un adversaire qui est totalement étranger à son système de pensée. On a longtemps cru, et on le répète encore, que l’Europe a gagné parce qu’elle disposait d’une grande supériorité militaire face à des peuples assez primitifs. Il est vrai que cela a joué, mais ce n’est pas la cause suffisante. Aujourd’hui encore, l’Occident dispose d’une puissance de feu largement supérieur à ses adversaires, et pourtant il perd. Un attentat au marteau, un autre au couteau, un autre à l’aide d’un véhicule lancé dans la foule, cela pèse bien peu face à la technologie militaire de l’armée française. Et pourtant, cette dernière est, actuellement, impuissante à enrayer les attaques terroristes.

La vraie raison de la victoire de l’Europe durant les guerres coloniales est d’ordre psychologique. L’Europe souhaitait gagner parce qu’elle était convaincue de sa supériorité et qu’elle avait un projet politique à défendre. Cela, Gérard Chaliand l’analyse très bien dans son livre. Aujourd’hui, l’Occident défend une supériorité morale somme toute assez rabougrie. Certes, on parle de valeurs, de droits de l’homme, de démocratie, mais cela ne va jamais très loin et n’exalte pas grand monde. Contrairement à l’Asie, contrairement à l’islam, l’Occident ne défend plus aujourd’hui sa culture et sa spécificité. Si l’autre est égal à moi-même, pourquoi m’opposer à sa victoire, pourquoi même combattre ? C’est l’éthos guerrier qui a disparu, non pas à cause du matérialisme ou de l’hédonisme, mais à cause du relativisme : l’idée que tout se vaut et qu’il n’est donc plus nécessaire de combattre. C’est d’ailleurs la grande idée sous-jacente du livre de Samuel Huntington, Le choc des civilisations (1996), raison pour laquelle il a titré son dernier livre Who are we ? (Qui sommes-nous ?, 2005).

Cette question-là, l’État islamique nous la pose et nous refusons d’y répondre, d’où les atermoiements pour savoir s’ils agissent ou non au nom de l’islam, s’ils sont vraiment musulmans ou s’ils ne le sont pas. Jean Guitton posait déjà cela dans la préface de son livre La pensée et la guerre :

« Il est évident que les guerres et les révolutions dérivent en dernier ressort de ce que les belligérants ou les révoltés pensent sur la signification ultime de l’homme, de la vie, de la mort, de l’après-mort, de Dieu. Un peuple imprégné de pensée juive, islamique ou chrétienne, ne réagira pas comme un peuple sans croyance, un peuple athée, uniquement occupé d’organiser la terre. En définitive, la distinction des moyens admis et des moyens interdits dans la guerre, l’usage de la surprise, du mensonge, de la violation de la parole donnée, tout cela suppose une métaphysique. Sacrifier ou ne pas sacrifier la vie de centaines de millions d’hommes, ce sont des problèmes qui relèvent de la conception qu’on a de la vie humaine et de sa finalité. » (p. 24)

Ou pour le dire comme Pascal : « Que l’âme soit mortelle ou immortelle, cela fait une grande différence dans la morale. »

 

Pas de guerre contre le terrorisme

En politique, les mots ont souvent un sens inversé à celui qu’on leur donne. Pendant la guerre d’Algérie, on ne parlait pas de guerre, pour mieux occulter le fait que nous y étions à plein. Le fait que, aujourd’hui, on parle sans arrêt de la guerre, et notamment de la guerre contre le terrorisme, est suspect. Nous ne sommes pas en guerre contre le terrorisme. Celui-ci est une technique de combat, non un adversaire. On n’est pas en guerre contre une arme, mais contre ceux qui manient cette arme. On est pas plus en guerre contre les terroristes que contre les marsouins ou les cavaliers. Il faut aussi remettre dans son contexte le nombre de morts. Pour horribles que soient les morts du terrorisme, de Nice, de Londres ou d’ailleurs, nous sommes loin des chiffres d’une véritable guerre. La première guerre mondiale a fait 1,8 million de morts en France, soit 1 150 morts par jour. En un jour, il y a eu plus de morts en France que par toutes les attaques terroristes des dix dernières années. En 1914, la France a connu 492 000 morts, et ce sont 179 000 soldats qui sont tombés à Verdun. Nous sommes sur des ratios qui n’ont rien à voir avec la fusillade du Bataclan ou l’attentat de Nice.

La bataille de France (mai-juin 1940) a causé la mort de 120 000 soldats. La guerre d’Algérie, c’est 25 000 morts chez les militaires français, soit 10 par jour.

Voilà de véritables guerres, à quoi il faut ajouter les bombardements de ville et les déplacements de populations civiles. La Syrie connaît une guerre, nous non. Ou peut-être pas encore.

Dire que nous sommes en guerre contre le terrorisme permet d’occulter la véritable menace qui pèse sur nous, de camoufler les ressorts profonds de ceux qui nous attaquent et de maquiller les combats idéologiques qui sont en jeux. Cela brouille plus que cela n’éclaire.

Si nous sommes réellement en guerre, comme le disait le précédent président de la République et comme le reprend l’actuel, alors il faut prendre les moyens de gagner cette guerre, ce qui n’est pas le cas. Pour l’instant, cette phraséologie permet de faire de l’état d’urgence une norme ; un état d’urgence inutile pour combattre les terroristes, mais très utile pour contrôler la population. L’annonce de la guerre permet de prendre des mesures d’exception et de restreindre les libertés au nom de la défense de la sécurité.

 

La guerre des idées

La guerre change de nature. Elle n’est plus seulement un combat militaire, un combat d’armes, mais un combat idéologique et le combat des idées. La guerre devient le moteur de la révolution. Cela a commencé en 1792. L’attaque de la France par les puissances européennes coalisées a permis aux révolutionnaires de justifier des mesures d’exception et donc d’ancrer la révolution dans le pays. Comme il était impossible de s’opposer à l’ennemi de l’extérieur, il fallait nécessairement accepter les mesures de Terreur. L’attaque de l’URSS par Hitler a probablement sauvé Staline et le régime communiste qui était au bord du gouffre. Staline a profité de cette guerre pour épurer les cadres de l’Armée rouge et pour amplifier la propagande et la diffusion du communisme dans les esprits, au nom de la guerre patriotique.

C’est le même processus qui est en cours aujourd’hui. Qui pourrait s’opposer à l’état d’urgence, puisque cela nous permet de nous protéger des attentats. Qui pourrait remettre en cause la politique étrangère atlantiste de la France, puisque c’est pour lutter contre les terroristes et donc nous protéger ? La guerre portée à l’extérieur devient le moyen d’une révolution sociale et politique à l’intérieur.

« Désormais, toute situation de guerre possible coïncide avec une situation de révolution possible. La technique de la guerre, qui implique une menace sur les corps par des coups mortels, compose avec une technique de révolution ou de révolte, qui implique une influence sur les esprits pour des changements de mentalités et des conversions. Ici, la crainte ayant pour objet la victoire. Là, la subversion ayant pour objet la conversion. » (Jean Guitton, op. cit. p. 23)

Si la guerre est perdue chez les autres, son objectif premier à toute fois été atteint : permettre la transformation du corps social par la peur et par l’élimination des opposants à cette transformation.