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René Girard et l’apocalypse de la modernité

27 octobre 2021

René Girard décédait le 4 novembre 2015, à Stanford, dans cette ville des États-Unis où il a enseigné et travaillé. Son œuvre a tourné autour de deux concepts : le désir mimétique et la montée aux extrêmes, concepts qu’il n’a cessé d’approfondir et d’expliciter tout au long de sa vie. Cela n’a l’air de rien, mais il a bouleversé la compréhension de l’homme et du monde. Il a expliqué Les choses cachées depuis la fondation du monde (titre de l’un de ses livres). Son œuvre est à fragmentation lente : il faudra du temps pour qu’elle infuse les esprits et que l’on comprenne toutes les implications que cela suppose. Parce qu’il n’était ni marxiste ni existentialiste, parce qu’il n’a pas soutenu les grands criminels du XXe siècle, parce qu’il s’est converti au christianisme, il est ostensiblement boudé de l’université et de l’enseignement scolaire. Son œuvre magistrale a aussi abordé les questions de la géopolitique, notamment dans son Achevez Clausewitz (2007). Il a relu le traité De la Guerre à l’aune de la théorie mimétique pour en proposer une réévaluation intellectuelle. Par Jean-Baptiste Noé.

René Girard

Par Jean-Baptiste Noé, IdL.

 

Le sacrifice humain comme fait majeur

Ce que démontre René Girard c’est que le sacrifice est au cœur de toutes les cultures et de toutes les civilisations. Il n’y a pas un point du globe ni une culture dans le monde qui n’ait pas pratiqué les sacrifices, humains ou animaliers. Or cela n’est pas le fait du hasard. La société humaine repose sur le sacrifice. Il s’agit de charger une personne ou un groupe des maux de la cité et de le tuer pour rétablir la paix et la stabilité qui était perdue. C’est là le phénomène du bouc émissaire. Quand notre société s’en prend « aux riches » elle agit exactement comme les sociétés tribales et archaïques qui, elles-aussi, avaient leur bouc émissaire.

Le fait anthropologique majeur fut le passage du sacrifice humain au sacrifice animal, présenté dans la Bible par le sacrifice d’Abraham. Finalement, celui-ci ne tue pas Isaac, mais une brebis. Chez les Grecs, c’est Agamemnon qui ne sacrifie pas Iphigénie, mais une biche.

Le sacrifice humain se perpétue aujourd’hui dans les génocides. La plupart des sociétés modernes sont nées d’une guerre civile et d’un génocide. Guerre civile en Espagne et en France (la révolution), génocide en Turquie (Arméniens), en Chine et URSS (les opposants politiques), en Allemagne (les juifs) pour ne citer que les principaux. Ce n’est pas un accident de l’histoire. Sans génocide et sans guerre civile, ces sociétés n’auraient jamais pu voir le jour. Mais elles doivent justifier leur existence sur le sentiment de la pureté et de la bonté. Le génocide ne doit pas être un crime, mais un salut, une nécessité de tuer le mal pour faire advenir la société du bien. Raison pour laquelle elles ne peuvent pas reconnaître la réalité de ce génocide. Ce serait alors reconnaitre qu’elles ne sont pas nées sur le bien, mais sur le mal, qu’elles ne sont pas aussi pures qu’elles le prétendent, mais corrompues. Reconnaître le génocide, c’est détruire l’assise intellectuelle qui sert de fondement à ces sociétés.

Si l’on reconnaît que les communistes ont commis des crimes alors s’effondrent toute la mythologie communiste et ceux qui l’ont soutenue. Si l’on parle de génocide en Vendée alors c’est la pureté et la justification de la Révolution française qui s’ébranle. La réécriture de l’histoire est donc une nécessité pour la survivance des régimes en place.

Or ce qui transforme le monde c’est le christianisme. Lui aussi se fonde sur le sacrifice : celui du Christ crucifié. Mais ce sacrifice est dénoncé. Le bouc émissaire abattu était en fait innocent. L’homicide a eu lieu et il fut injuste. La mort du Christ révèle aux yeux du monde que le sacrifice est faussé et repose sur des conceptions erronées. C’est le voile du Temple qui se déchire. C’est le passage de l’archaïque au monde moderne : « Avec la Passion nous savons que les boucs émissaires sont innocents, la Passion a détruit le sacré en en révélant sa violence. »

 

Désir mimétique et montée aux extrêmes

Clausewitz a théorisé la montée aux extrêmes, c’est-à-dire le fait que deux armées soient prises dans un engrenage guerrier qui les pousse à développer toujours plus de violence pour déborder l’adversaire et le vaincre. René Girard a montré comment cette montée aux extrêmes se comprenait dans le cadre du désir mimétique : le combattant augmente sa puissance de feu et son adversaire l’imite en l’augmentant lui aussi. La guerre appelle la guerre, comme Napoléon qui a toujours couru derrière la paix, mais qui, finalement, a semé la guerre.

La montée aux extrêmes implique aussi la mobilisation de plus en plus de personne jusqu’à devenir totale. C’est parce qu’il répond aux humiliations du traité de Versailles qu’Hitler peut mobiliser tout un peuple derrière lui, c’est parce qu’il répond à l’invasion allemande que Staline coalise les Russes autour de lui, et c’est parce qu’il répond aux États-Unis que Ben Laden organise les attentats du 11 septembre. Ce n’est plus la guerre des spécialistes, mais la guerre du peuple.

La Révolution française invente le service militaire qui vise à fondre des personnes dans un moule collectiviste et planificateur. Il d’infuser une mentalité militariste et de souder un corps social autour d’un même ennemi. La guerre change de nature. Ce n’est plus lutter contre un adversaire qui nous attaque afin de rétablir la paix, c’est détruire l’adversaire totalement et entièrement. La guerre moderne, c’est le sacrifice humain appliqué à un peuple. Le peuple entier devient le bouc émissaire et le rétablissement de la paix ne pourra passer que par son élimination totale. Face à lui, tout le monde doit être mobilisé pour participer à la lapidation générale. Aucune voix discordante ne peut être tolérée, personne ne peut s’opposer et tout le monde doit jeter la première pierre. La liberté de penser et de réfléchir est donc abolie.

 

La guerre moderne : le temps de la guerre totale

Jusqu’au XVIIIsiècle, les temps de la guerre et de la paix sont bien marqués. La guerre est codifiée et ritualisée ; on sait quand on est dans la guerre, et quand on est dans la paix. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Guerre et paix se mélangent, comme se mêlent l’ordre et le désordre. La guerre n’est plus la continuation de la politique, comme le pensait Clausewitz, parce que la politique court toujours derrière la violence. Il n’y a plus de place pour une victoire relative : la victoire ne peut être que totale. Lorsque l’autre n’est plus seulement un adversaire occasionnel, mais un ennemi de nature, il n’est pas possible de s’entendre avec lui et de bâtir une paix d’équilibre. C’est la Révolution française qui transforme la guerre. Les révolutionnaires ne combattent pas contre des Autrichiens, des Prussiens ou des Anglais, ils combattent contre ceux qui s’opposent à la Révolution, c’est-à-dire contre des ennemis du genre humain. Le contre-révolutionnaire ne peut pas être vaincu : il doit être éradiqué. Il n’y a plus ni Autrichiens ni Anglais, il y a les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires : la guerre devient idéologique, et cette guerre idéologique ne peut se solder que par la défaite totale de l’autre, qui passe par son éradication. De même en 1919, lors du traité de Versailles, il ne faut pas bâtir la paix, il faut éradiquer l’adversaire. Nous en sommes là aujourd’hui dans la guerre contre le terrorisme. Les djihadistes ne veulent pas conquérir un territoire, ils veulent éradiquer un adversaire de nature. Sauf que nous refusons de voir qu’ils pratiquent la guerre archaïque, celle du bouc émissaire et de l’idéologie. Nous refusons de le voir parce que nous refusons d’admettre que le religieux est présent dans toutes les civilisations. L’idéologie rationaliste nous aveugle.

La question de la guerre totale s’est posée de nouveau en 1943. Pie XII prône une paix des nations, Roosevelt ne transige pas sur la reddition sans condition. Ici s’opposent deux visions de la guerre, donc de la paix. La guerre des nations et la guerre des idéologies, la guerre normée et la guerre sacrificielle, mue par le désir mimétique. La reddition sans condition triomphe, elle conduit à la destruction de l’Allemagne, au bombardement des villes et aux meurtres des civils. Elle conduit aussi à la radicalisation de la guerre chez l’adversaire : puisque la négociation n’est pas possible, puisque l’entente n’est pas possible, alors la guerre doit être menée jusqu’au bout : pour éviter la défaite totale, il faut mener une guerre totale. L’agresseur devient l’agressé et peut donc justifier sa défense. Le désir mimétique distille la guerre dans les pensées et dans les actes, et la paix est dissoute des schémas mentaux et des pensées des hommes. Le juriste Carl Schmitt a évoqué cette « théologisation » de la guerre : l’ennemi devient un Mal à éradiquer, la guerre ne s’arrête que quand l’ennemi est complètement mort et non pas quand on arrive à un accord.

 

Le partisan et la fragmentation de la guerre

Avec Napoléon apparaît aussi le partisan (en Espagne), qui se bat de manière irrégulière contre des armées régulières. Le partisan fait entrer la guerre dans un autre domaine, celle de la lutte au corps à corps. Le partisan est le début du terrorisme : la guerre est partout, il attaque partout, avec des moyens totalement irréguliers. On sort des guerres conventionnelles pour aller vers des guerres réelles, le civil l’emporte sur le soldat. Les terroristes font l’inverse des sacrifices primitifs : au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres ils se tuent eux-mêmes pour tuer d’autres personnes. Le droit de la guerre a disparu, on ne respecte plus l’adversaire, on n’a plus d’égard pour le prisonnier. La guerre en tant qu’institution a disparu, mais il y a des accès de violence à travers le monde. La guerre moderne signe le retour à l’archaïsme de la violence. En effaçant la religion, on a cru entrer dans la modernité rationnelle et asseoir la paix dans le monde. En réalité, en effaçant le sacrifice on efface ce qui contribue à asseoir la paix entre les nations, on empêche la paix de s’établir entre les peuples, et donc on rend la guerre omniprésente et infinie. C’est que, contrairement à ce que la modernité techniciste a voulu faire croire, si la religion est motrice de guerre, le christianisme est le ciment de la paix.

 

Le christianisme détruit le mythe et instaure la paix

Voilà, explique René Girard, comment fonctionnent les sociétés païennes. Et voilà d’où émerge et où arrive la nouveauté chrétienne. Dans le christianisme, l’agneau sacrifié, le bouc émissaire, c’est le Christ. Il est non seulement un homme innocent, mais il est Dieu, et Il accepte le sacrifice pour sauver les hommes. Ce sacrifice ne produit pas un nouveau mythe, un autre de plus, qui enferme les hommes dans le mensonge et dans la mort ; ce sacrifice déchire le rideau du Temple, il dévoile la vérité, il brise les mythes pour affirmer et la victoire du logos, de la raison, et celle de la vie. C’est le nouveau et le dernier sacrifice, celui qui brise le mensonge et la mort, celui qui tue le prince des ténèbres, Satan, qui tombe comme l’éclair. Le christianisme est ainsi une démystification. Il détruit les superstitions et les erreurs des mensonges des mythes.

Avec la Passion du Christ, nous savons désormais que les boucs-émissaires sont innocents, elle a détruit le sacré en en révélant sa violence. Le Christ a détruit l’ignorance et la superstition, il permet de voir la réalité, il permet d’accéder au savoir. Les ennemis du Christ associent le christianisme à une religion archaïque alors qu’en réalité c’est l’inverse : le christianisme démystifie les religions archaïques, il montre la vérité sur le bouc émissaire et sur le sacrifice mimétique, il nous oblige à penser le monde, il ouvre la porte du savoir. Il dévoile les religions archaïques en montrant le roi nu : ces personnes que l’on tue, et dont le meurtre est indispensable pour créer la nouvelle société et pour la maintenir, sont innocentes. Donc, cette société est bâtie sur le mensonge. Et l’erreur, loin de libérer l’homme, l’enferme dans l’esclavage de la mort. La violence finale ne vient pas de Dieu, mais des hommes eux-mêmes. Au cœur des conflits du monde, il y a le face-à-face entre la Passion et le religieux archaïque.

 

Les conditions de la paix

Pour éviter la guerre, l’homme doit éteindre le fonctionnement du désir mimétique et ainsi bloquer la montée aux extrêmes. Il ne peut le faire qu’en comprenant l’utilité et le sens du bouc émissaire, et en acceptant la vérité et la réalité des faits. Pour René Girard, c’est la Passion du Christ, sommet de la violence, qui permet d’éliminer la violence et de bâtir un monde de paix.

René Girard est un penseur de la liberté. Il a compris que pour bâtir la paix il fallait d’abord édifier le droit et reconnaître l’intégrité de la personne. Or l’unanimisme est ce qu’il y a de pire. On intègre désormais la guerre à la sécurité, voulant combattre un ennemi comme on combat une maladie. On pense que des textes de loi vont permettre de lutter contre le terrorisme et, surtout, on inscrit dans le droit la privation des libertés fondamentales, ce qui est une négation du droit. Le fait que l’état d’urgence soit désormais devenu la norme est gravissime. Le fait que ce texte ait été voté sans discussion et sans problème témoigne aussi d’une infection mentale de nos sociétés. C’est le retour au bouc émissaire : on montre l’erreur pour mieux cacher la vérité. Alors que pour établir la paix il faut aussi parfois savoir aller au contact et accepter de combattre, c’est-à-dire désigner l’ennemi et prendre les armes pour le chasser.