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La mémoire et l’histoire

12 avril 2022

La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) de Paul Ricoeur est l’un de mes plus grands échecs de lecture. C’est un livre que j’ai essayé de lire plusieurs fois sans arriver à en comprendre quelque chose. Comme le dit pudiquement un compte rendu de lecture admiratif trouvé sur un site : « la complexité du langage et des concepts employés est telle que l’étude de cet ouvrage mériterait d’y consacrer beaucoup plus de temps, et d’en proposer un compte rendu plus abouti et mûri que la présente note de synthèse. » L’ouvrage n’intéresserait pas aujourd’hui si l’ancien assistant éditorial de Ricoeur n’était pas devenu président de la République. Toutefois, les thèmes que Ricoeur a tenté d’analyser, dans une pensée et un langage complexe que ne renie pas l’actuel locataire du faubourg Saint-Honoré, méritent d’être repris. Nous avons commémoré il y a peu le 11 novembre. Chaque année revient donc l’appel pieux au devoir de mémoire et à la transmission. Mais en quoi consiste-t-elle réellement et comment l’articuler avec l’histoire ?

mémoire et histoire

Par Jean-Baptiste Noé, IdL

 

La mémoire n’est pas l’histoire

Il y a la mémoire familiale et la mémoire nationale. Dans le cas du 11 novembre, les familles peuvent conserver chez elles des douilles d’obus gravées dans les tranchées, des cartes postales, des éléments d’uniforme que l’on commente et se transmet de génération. Je conserve quelques cartes postales d’un arrière-grand-oncle qui fit la guerre sur le front d’Orient, ce qui lui valut de rester à Thessalonique jusqu’en 1920. Outre les vues pastel de Constantinople au début du XXsiècle qui sont encore charmantes aujourd’hui, je ne comprenais pas pourquoi on m’apprenait à l’école que la guerre s’était terminée en 1918 puisque, dans ma famille, mes aïeux l’avaient faite jusqu’en 1922. On voit ici comment la mémoire familiale et personnelle peut ne pas correspondre à la mémoire officielle d’un État.

Cette fracturation mémorielle devient plus compliquée lorsque l’on touche à des événements sensibles de l’histoire. Les Vendéens conservent un souvenir très aigu des massacres de Vendée, des lieux, des hommes, des combats, alors que cette histoire n’est transmise ni par les manuels ni par les programmes scolaires. Depuis deux siècles, c’est par la parole et les pèlerinages sur les lieux de l’histoire vendéenne que cette mémoire s’est transmise. On n’aborde pas non plus la Seconde Guerre mondiale selon que ses aïeux aient été dans la 2DB ou dans la milice. Dans les classes à population multiple, il devient de plus en plus difficile d’évoquer certains événements du XXsiècle tant chaque peuple en possède une mémoire différente, souvent belliqueuse à l’égard de son voisin.

La construction mémorielle peut servir le projet politique d’un pays. La mémoire officielle ainsi se fossilise et devient histoire officielle. En histoire économique par exemple, on n’explique pas aux jeunes Français que les réseaux ferrés et énergétiques, les mutuelles sociales, l’école ont été créés par des entreprises privées. Tout semble être né en 1947 avec la mise en place de l’État providence et avec Jules Ferry pour l’école. Réfléchir à l’histoire réelle de ses œuvres sociales, à la façon dont elles ont été instituées et créées c’est remettre en cause le fondement même de leur légitimité. Allez donc expliquer que les piliers de la sécurité sociale ont été bâtis durant le régime de Vichy, qui subit encore les foudres de la damnation memoriae.

 

L’historien est un mythocide

La mémoire emprunte donc souvent les chemins du mythe. Le mythe n’est pas forcément erreur ou fausseté, il a aussi sa part de vérité. Le mythe de Thésée et le Minotaure trouve son origine dans l’époque où Athènes était une colonie de la Crète. Celui de Jason et de la toison d’or rappelle la colonisation de l’Orient par les Grecs. La louve, Romulus et Rémus ont aussi des fondements de vérité. À l’historien d’en démêler les fils et de comprendre aussi la fonction sociale du mythe, qui sert de cohésion à toute une société. Mais l’historien, en lisant les textes, en analysant les fouilles archéologiques, en recoupant les données établies, agit comme un tueur de mythes, un mythocide. C’est la méthode rationnelle et logique défendue par Thucydide dans sa Guerre du Péloponnèse. C’est la victoire du logos sur le muthos. Le danger social est que l’historien effrite, voire ébranle, la structure creuse du mythe et donc à travers cela toute la société sur laquelle il est bâtit. Si vous démontrez que l’école existait avant Jules Ferry, que les ouvriers avaient de très bonnes mutuelles privées avant la sécurité sociale, vous faites éclater la justification philosophique du monde social dont les mythes sont le fondement.

L’histoire est donc une science dangereuse. Elle est révisionniste (dans le sens où elle révise les faits acceptés) et déconstructrice. Or à force de déconstruire, c’est la société elle-même qui risque de finir en miettes. Effectivement, Vercingétorix n’était pas le héros présenté dans les manuels de la IIIRépublique et la conquête totale de la Gaule par les Romains fut plutôt une bonne chose. Marignan n’est pas la grande victoire que l’on présente et l’Inquisition ne fut pas l’institution horrible que l’on décrit. La question posée est donc de savoir si une société peut être fondée sur la vérité historique, sachant que celle-ci s’affine au gré des découvertes, ou si elle doit forcément reposer sur la fausseté du mythe.

 

Les conséquences géopolitiques

Les conséquences géopolitiques d’une telle attitude sont grandes. Un ami catalan m’expliquait récemment que dans les écoles de Catalogne on apprend aux enfants que la guerre d’Espagne est un conflit où Madrid a attaqué la Catalogne et que celle-ci s’est défendue pour sauvegarder son indépendance. Après plusieurs lettres au directeur de l’établissement, il a décidé de partir pour éviter à ses enfants ce bourrage de crâne. Pour le peuple kurde, la mémoire se bâtit en définissant l’opposition systématique aux Turcs et en omettant que Kurdes et Turcs furent au moins une fois associés, en 1917-1920, quand il s’est agi de chasser les Chaldéens. On trouve cette mémoire falsifiée et reconstruite en Algérie, dans la façon dont est traitée la guerre d’indépendance, comme dans les communautés indiennes d’Amérique latine. De la façon dont les événements sont perçus par les peuples dépend la vision qu’ils ont du monde et donc la façon dont ils veulent l’occuper. Comprendre la vision qui est la leur est essentiel pour les comprendre et donc pour anticiper les crises internationales. En étudiant les manuels scolaires, on découvre ce que pensent les enfants et donc la façon dont ils agiront trente ans plus tard, quand ils seront aux responsabilités économiques et politiques.

 

L’évolution de la mémoire de la Première Guerre mondiale

L’analyse de l’évolution de la mémoire à l’égard de la Première Guerre mondiale est à cet égard intéressante. De nos jours, on insiste sur le nombre de morts, sur l’absurdité de la guerre, sur la nécessité de préserver la paix. Le 11 novembre, on commémore la fin de la guerre, mais pas la victoire sur l’Allemagne. Ce n’est pas du tout la vision qui était admise dans les années trente ni même dans les années soixante. On y expliquait alors que cette guerre fut menée pour libérer l’Alsace et la Moselle, pour repousser l’envahisseur allemand et pour rester Français. Une visite dans la clairière de l’armistice de Rethondes témoigne encore de cela. En arrivant, le visiteur découvre le monument aux libérateurs de l’Alsace-Lorraine portant cette inscription : « Aux héroïques soldats de France, défenseurs de la Patrie et du Droit, glorieux libérateurs de l’Alsace et de la Lorraine. » Puis se trouve la clairière, là où s’est arrêté le wagon de la signature, et dans laquelle fut édifiée une dalle portant l’inscription suivante : « Ici le 11 novembre 1918 succomba le criminel orgueil de l’Empire allemand vaincu par les peuples libres qu’il prétendait asservir ».

Ces monuments témoignent qu’en quelques décennies la mémoire de la guerre a complètement changé. Depuis 2012, le statut officiel du 11 novembre n’est plus la fin de la guerre, mais une journée d’hommage à tous les soldats morts.

 

L’histoire et le pardon

Oublié donc le combat contre l’envahisseur allemand, le respect du droit et de la patrie. L’oublie peut avoir des vertus pacifistes. Après la Seconde Guerre mondiale, le général de Gaulle et Georges Pompidou firent adopter des lois d’amnistie pour mettre un terme à l’esprit de revanche issue de l’épuration et pacifier un peuple français divisé. Mais l’oubli peut aussi se muer en pardon, ce qui est encore la meilleure des solutions. Se souvenir des combats et des fractures, mais pardonner à l’adversaire pour permettre la réconciliation. La France a connu deux grands pardons majeurs dans son histoire contemporaine : avec l’Angleterre et avec l’Allemagne. C’est Louis-Philippe qui a soldé le différend avec Londres en signant la réconciliation et l’entente avec la reine Victoria. Cette entente fut matérialisée par un voyage de la reine à Eu, la ville des Orléans, et du roi à Londres. C’était la première fois qu’un monarque étranger se rendait en visite officielle en France.

La deuxième réconciliation fut celle avec l’Allemagne, portée par le général de Gaulle et Konrad Adenauer et marquée notamment par la messe pour la paix célébrée à Reims le 8 juillet 1962. Une dalle fut apposée sur le parvis de la cathédrale : « À Monseigneur Marty, archevêque de Reims. Son Excellence, le Chancelier Adenauer et moi-même venons dans votre cathédrale sceller la réconciliation de la France et de l’Allemagne. Charles de Gaulle. Dimanche 8 juillet 1962. 11h02. »

En trente ans, le ton des textes des dalles avait beaucoup changé. Le pardon n’est pas l’oubli, mais il permet d’effacer le passif du passé et de bâtir la paix. Le rôle de l’histoire est de faciliter ce pardon. Détruire les mythes est une façon de purifier la mémoire. La déconstruction s’accompagne ensuite d’un travail de reconstruction qui s’appuie sur les éléments de la vérité connue et partagée, mais dépassée par le pardon. Le logos est la condition de ce pardon justement parce qu’il ne peut se fonder que sur la vérité. Un pardon conclu sur le mensonge du mythe est un faux semblant qui n’a pas de possibilité de durer. L’histoire permet donc de bâtir des sociétés qui reposent sur autre chose que les peurs, les sentiments et les rancœurs. La vérité historique est l’assurance d’une autre géopolitique, celle de la connaissance mutuelle des peuples, qui savent chacun qui ils sont et qui s’apprécient pour cela.