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Les deux cités, Rome et Paris

8 septembre 2021

C’est dans le terminal 2 de Roissy, juste avant de prendre un avion pour Rome, que j’ai appris la nouvelle du bombardement des dépôts chimiques en Syrie. Ce qui semble être, pour l’instant, un coup bien inutile qui dénote néanmoins l’impuissance occidentale dans la région a occulté la vraie information moyen-orientale, celle du sort du général Haftar. L’homme fort de l’Est libyen serait mort à Paris le 13 avril. On ne peut ici qu’employer le conditionnel, car les sources divergent : certaines le donnent mort, d’autres souffrant. Quoi qu’il en soit, cela nous apprend que le général Haftar est soigné à Paris, ce qui démontre les liens entre la France et ce gouvernement instable qui tente de recoller les pièces libyennes. Haftar est soutenu par la Russie, qui veut profiter de la faiblesse des Occidentaux pour revenir dans le jeu nord-africain. Ils sont deux hommes à pouvoir reprendre le pouvoir en Libye, Saïf al-Islam Khadafi, le fils du colonel, et le général Haftar. Le premier tenant l’ouest et le second l’est. La mort, ou la maladie grave du général, offre un boulevard à Khadafi, même si les pays d’Europe auront du mal à accepter que le fils succède au père. Trop tournés que nous sommes vers la Syrie et vers ce bombardement d’entrepôts, nous risquons de négliger la Libye où des choses essentielles se passent, ainsi que le Mali, où une attaque sans précédent s’est déroulée samedi contre les forces de l’ONU et la présence française. Le bilan est lourd : un mort côté ONU et une dizaine de soldats blessés. La France s’enlise au Mali et n’arrive pas à trouver de solution à la crise. Par Jean-Baptiste Noé.

 Les figues de Carthage

J’ai beau me rendre régulièrement à Rome pour y poursuivre des recherches, c’est le dur métier d’historien, je n’avais encore jamais été dans les jardins de la villa Doria Pamphili, au-dessus du Janicule. C’est un immense parc boisé de 180 hectares, héritage du domaine de la famille Pamphili. C’est un endroit idéal pour se mettre au vert et à la fraîcheur l’été, quand la chaleur romaine devient intenable. Le sirocco soufflait sur Rome samedi, ce vent que les gens du sud connaissent bien et qui apporte avec lui les sables ocres du Sahara. Les voitures en étaient couvertes. Voilà qui nous ramène aux figues de Caton l’Ancien, l’homme qui voulait détruire Carthage. Pour en convaincre les sénateurs, il leur offrit des figues fraîches et moelleuses, un fruit délicat et fragile. Surpris par la maturation idéale de ces bulbes, les sénateurs demandèrent leur provenance. En apprenant qu’ils venaient de Carthage, ils comprirent alors l’urgente nécessité d’écarter définitivement le danger de la ville. Si des figues fraîches d’aussi bonne qualité pouvaient venir de Carthage aussi vite, alors il en était de même pour ses soldats. De même aussi pour le sirocco, qui nous apporte le sable du Mali, nous rappelant que les problèmes de l’Azawad et de la Tripolitaine sont à nos portes, en dépit de la mer qui nous sépare.

 

L’intelligence des lieux

J’ai donc passé l’après-midi à lire Le Château de ma mère (1957), de Marcel Pagnol, dont j’avais déjà vu et revu le très beau film d’Yves Robert (1990), mais sans avoir pris le temps de lire le livre. Pagnol, comme Saint-Exupéry avec son Petit Prince, sont trop facilement classés dans la catégorie des auteurs pour enfants ou adolescents, alors qu’avec leur style simple et leurs descriptions précises, ils sont incontestablement de grands écrivains. En quelques mots de fleurs et de descriptions des collines, Pagnol sait recréer les paysages de Provence et y plonger le lecteur, qu’ils les connaissent ou non. Comme Saint-Exupéry décrivant ses voyages et sa traversée de l’Espagne dans Vol de nuit. Avec eux, les lieux prennent leur sens et leurs mots dressent des cartes dans lesquelles le lecteur peut se repérer.

 

La nature et la ville

Rome et Paris correspondent à deux conceptions urbanistiques différentes. À Rome, la ville est ville, très minérale et très peu arborée ; mais entourée de grands parcs qui s’apparentent à des bois : le jardin de la villa Borghèse, celui de la villa Pamphili ou encore le parc Cafarella. En guise de parcs et de jardins, ce sont presque des bois, avec leurs arbres, leurs fontaines et leurs prairies. Nulle part peut-être qu’en Italie a été capté et réalisé l’esprit d’une ville, de la cità, et notamment des places. Petites, ombragées, elles sont plutôt des espaces libres entre quatre bâtiments légèrement décalés, où l’on y installe des chaises et des tables pour s’y poser. Au printemps et en automne, ces places permettent de profiter des rayons chauds. L’été, elles assurent l’ombre salutaire. Mais il n’y a pas, comme en Provence, ces larges places de village ponctuées de platanes, comme la place des Lices à Saint-Tropez. Il n’y a pas non plus ces larges places qui servent au marché et aux restaurants, comme la place des Cardeurs à Aix-en-Provence ou le cours Saleya à Nice. Vu des places la Provence, bien que romanisée, est très différente de l’Italie.

À Paris, la place n’a pas du tout la même fonction. Elle sert à la circulation, au défilé, à la monumentalité de la ville. Il ne s’agit pas de s’y poser autour d’un verre, mais d’y passer. Pour déjeuner, il y a la rue, le trottoir, élégamment rebaptisé « en terrasse ». Déjeuner en terrasse à Paris signifie s’asseoir à une table sur le trottoir et manger entre les piétons qui nous frôlent et les voitures qui stagnent. On se contente de peu. La ville parisienne semble être davantage faite pour être vue que vécue. Les façades des hôtels sont léchées et grandioses. À Rome, elles sont souvent décrépies et abîmées. Mais pour peu que l’on franchisse le portail en fer, on y découvre un palais romain rempli de stuc, aux plafonds peints de trompe-l’œil, avec une petite fontaine qui gargouille dans la cour. Il faut regarder Rome la nuit et lever la tête pour apercevoir les peintures à travers les vitres illuminées. Paris est une ville qui se montre à l’extérieur et qui se vit à l’intérieur. Sauf depuis que la politique municipale vise à en faire le lieu des festivités et des fêtes permanentes. Paris est devenue une fête forcée et étatisée. Les subventions publiques ont tué le charme du Paris gouailleur et populaire. Comme tout où presque y est interdit, comme fumer et rouler, il ne reste que les quelques fenêtres de libertés accordées : faire du roller ou biner dans les jardins participatifs. L’écologisme veut apporter la campagne à la ville et la ville à la campagne. Un ami me racontait qu’un couple de Parisiens fraichement débarqué à Vouvray, village vigneron s’il en est, s’était fâché contre leur voisin viticulteur, coupable à leurs yeux de faire trop de bruit avec son tracteur durant les vendanges. La campagne n’est acceptée que si elle est plus aseptisée que la ville que l’on fuit. On est loin de Virgile qui chante et Rome et la campagne où il se rend dans sa villa pour cultiver la vigne et vivre les charmes de l’agronomie, ou encore Pline, dont les lettres agricoles comptent autant que la poésie. Vouloir faire de la campagne une ville et de la ville une campagne, c’est avoir perdu le sens de la nature et de l’ordre des choses, et s’enfermer dans une artificialité constructiviste : le monde doit désormais être tel qu’on le pense. Ce qui vaut pour la ville vaut pour les relations internationales. D’où les néoconservateurs et le nation-building : pourquoi le monde ne pourrait-il pas lui aussi adopter les vélos électriques et les salades de soja ? Les Romains avaient certes eu le goût de la conquête, mais ils n’avaient pas l’idée d’imposer leurs mœurs aux peuples contrôlés. La dialectique entre la vie que l’on construit et la vie que l’on impose se retrouve dans les villes comme dans les relations internationales. Les traités diplomatiques des XVIet XVIIsiècle font ce lien entre l’édification de la cité où l’on habite et le concert diplomatique des villes ; l’ordre du monde étant un agrégat de cités. Ces deux visions de la cité, celle construite et celle spontanée se retrouvent encore aujourd’hui.