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L'oreiller de la belle Aurore

15 mars 2022

C’est l’un des plats les plus grandioses de la gastronomie française actuelle. L’oreiller de la belle Aurore, chanté par Curnonsky et produit notamment à Lyon, près de la place Bellecour, chez Georges Reynon. C’est une pièce de 32 kilos composée d’une quinzaine de viandes, dont dix de gibiers, de foie gras, de poulet de Bresse et de truffes noires. Pigeon, caille, perdreau, canard, faisan, cerf, sanglier, lièvre…  composent la farce, sans oublier la pâte dorée, l’immense drap de cet oreiller, qui englobe le tout. Ce plat, et bien d’autres, sont présents dans l’ouvrage que Jean-Robert Pitte vient de publier, Atlas gastronomique de la France. C’est un véritable ouvrage de géopolitique, car l’histoire et la géographie ne cessent de se mêler et parce que les territoires sont façonnés par des rapports de force et des jeux de pouvoir. Un ouvrage accompagné de cartes superbes, qui permettent de visualiser immédiatement les sujets abordés : légumes, fruits, champignons, gibiers, pains, liqueurs… dressent une cartographie complète de la France et donnent une idée de son art de vivre, des distinctions régionales et des spécificités locales. En cette saison de Noël où la table est fêtée et rassemble, il n’est pas inutile de revenir sur cette géopolitique particulière.

C’est à tort que l’on dénigre l’étude de l’alimentation comme quelque chose de futile et de peu sérieux, alors que c’est au contraire une discipline essentielle. D’une part parce que bien manger est le propre de l’homme, et donc étudier cet art gastronomique est mener une enquête anthropologique de premier plan, d’autre part parce que la table renvoi à toute une série de réseaux propre à l’activité humaine : l’agriculture, l’industrie, les transports, l’économie, l’agronomie… Rien de tel pour comprendre en détail une société que d’étudier son alimentation. De cet Atlas gastronomique émergent deux grandes tendances : le rapport entre déterminisme et volontarisme et le rapport entre la ville et la campagne. Par Jean-Baptiste Noé.

 

La gastronomie : sublimer le déterminisme

On ne s’étonne pas de trouver des huîtres sur le littoral et des salaisons dans les régions de moyenne montagne. L’homme a développé le matériel naturel qui était à sa portée. Mais dans le cadre de la gastronomie française, ce déterminisme est sans cesse dépassé. Car s’il y a des huîtres sauvages, il faut un saut qualitatif majeur pour passer à la production industrielle de bonnes huîtres, comme à Marelle Oléron ou à Cancale. Il en va de même pour la charcuterie, qui est une façon de sublimer la nature, de la dépasser et de produire des aliments d’excellente qualité. C’est là l’éternel rapport entre la nature et la culture, l’inné et l’inventé et c’est là que se manifeste le génie de l’homme. Il ne suffit pas d’avoir des sangliers et des faisans dans sa forêt pour inventer l’oreiller de la belle Aurore.

Ce qui renvoie au deuxième aspect : le rapport entre la ville et la campagne. C’est cette dernière qui produit et la première qui consomme. Mais sans la ville, pas de campagne. Sans citadins éduqués et riches, capables et volontaires pour dépenser des sommes importantes dans leur alimentation, alors il n’y aurait jamais eu nul vin de Bourgogne ou de Champagne, nulle douceur angélique, nulle madeleine, nul pain amélioré. Ce qui résout un problème économique très ancien : c’est bien le consommateur qui est à l’origine du système économique. Le producteur s’adapte à lui, et parce qu’on lui demande des plats de qualité il est prêt à y consacrer du temps pour les faire. D’où les merveilleuses lentilles du Puy, les asperges d’Argenteuil, les melons de Cavaillon. En France, ce sont les princes, les évêques et les grands abbés qui sont les moteurs de la gastronomie. Chaque ville a son réseau d’approvisionnement et son terroir local (la carte de l’approvisionnement de la cour pontificale d’Avignon au XIVe siècle est à cet égard éloquente). La ville qui domine est bien Paris. Toutes les cartes gastronomiques de la France tournent autour d’elle. Il n’y a qu’à observer la carte de la situation des 3 étoiles Michelin : soit ils sont à Paris, soit ils sont dans les dépendances récréatives de Paris : Côte d’Azur, Bretagne, vallée du Rhône, Savoie.

 

Le gibier français

La carte du gibier français illustre bien ces rapports de force dans l’espace. Les départements qui comptent le plus de chasseurs (+ de 11,5% des hommes adultes) sont les départements limitrophes de l’Île-de-France, en Normandie, Bourgogne, vallée de la Loire, Sologne. Mais également l’Aquitaine, les Pyrénées, le Rouergue, les Alpes du Sud. En revanche, le grand ouest, notamment la Bretagne, l’Est de la France (Alsace, Lorraine, la région de Lyon ont beaucoup moins de chasseurs. La chasse est à la fois un sport populaire et un sport d’élite, une activité d’urbains et de ruraux. C’est l’un des seuls sports dans lequel il est possible de trouver toutes les catégories socioprofessionnelles, animées autour de la même passion pour la bécasse, le sanglier, l’alouette. Le cerf et le sanglier sont les grands gibiers chassés aujourd’hui. Pas assez hélas, si bien qu’ils prolifèrent et qu’ils nuisent aux récoltes et aux jeunes pousses. On a longtemps oublié que le chasseur était un régulateur du paysage.

La chasse a permis la création des plus beaux plats français, chacun ancré dans son terroir, à mi-chemin entre la cour et la ferme. Les pâtés de canard, d’alouette et de gibiers d’une part, les râbles de lièvre à la crème, les coqs de bruyère, les civets de lièvre. Le repas de chasse s’inscrit dans la géographie des lieux et des finages où la bête s’est égayée. Ils sont aussi les évocations de souvenirs et de plats qui n’existent plus aujourd’hui, comme les pâtés d’alouettes de Pithiviers et les pâtés de merle de Corse. La géographie culinaire a aussi son musée.

 

La carte de France des légumes

C’est surtout en Provence que les légumes ont été à l’honneur, sous l’influence de l’Italie. Il faut avoir goûté aux farces (de légumes), aux tians, aux plats végétariens cuisinés dans la péninsule pour découvrir toutes les merveilles qu’il est possible de réaliser avec eux. Jusqu’au XIXsiècle, en France, le légume est à la traine. C’est la pomme de terre qui domine, les différents types de haricots, les fécules et les pois. Puis le légume arrive. Ce qui suppose de l’eau, des circuits courts pour transporter ces produits frais, une rationalisation de l’espace, capable d’être aménagé en jardin. Quatre grandes zones maraîchères se détachent : la vallée du Rhône, celle de la Garonne, celle de la Loire et la région parisienne. Ainsi se développent les salades, les fraises, les oignons, les fruits, les fleurs. Des cultures délicates, belles et fragiles. Les notions de diététique ont été infusées dans la population. On mange moins de viandes faisandées, moins de protéines, et plus d’épinards, de topinambours, de salades. Bien-être, médecine, soin du corps ont des conséquences spatiales. Encore une fois, le consommateur impose sa marque au producteur.

 

Les plats de Noël

Et pour Noël ? Le foie gras provient d’Alsace, probablement importé par les communautés juives qui se sont installées le long du Rhin. C’est au XVIIIsiècle que l’on a commencé à en produire dans le Sud-Ouest, une fois qu’a été acclimaté le maïs venu du Mexique. Cette plante s’est révélée tout à fait opportune pour gaver les canards. Désormais, c’est le Périgord et les Landes qui produisent l’essentiel du foie gras français.

Le vin de Champagne, tel que nous le connaissons aujourd’hui, a été mis au point au XVIIsiècle, dans une région froide et pauvre, mais qui avait l’avantage d’être située à proximité de Paris, via la Marne. Les Anglais raffolèrent des propriétés effervescentes du vin, si bien que les producteurs cessèrent de faire du vin tranquille pour faire du vin à bulle. Mais ce n’est qu’au XIXsiècle que le champagne effervescent dépassa la production de champagne tranquille. Celui-ci réussit à s’imposer comme le vin des fêtes et des grandes occasions ; une belle opération pour une région qui demeure très dynamique.

Au XIXsiècle s’est également imposée la mode de la dinde de Noël. Cet oiseau nous vient d’Amérique, c’est le glouglou de la grande traversée d’Astérix et Obélix. Sa taille permet de nourrir toute une famille, ce qui est bien commode en temps de fête. La dinde a détrôné l’oie, qui était pourtant la volaille reine des repas de fête. Dans l’Antiquité, les oies venaient à Lutèce depuis le Boulonnais et les Flandres en rangs serrés. À l’époque médiévale, les villes possédaient leurs confréries des oyers chargées d’engraisser et de contrôler le commerce des oies. Puis sont venus les canards et les chapons, contemporains de l’essor du maïs comme nourriture de ces volailles.

Pour le dessert il est possible d’adopter la mode alsacienne : pain d’épices, bredele et kugelhof, ou provençale, avec les treize desserts. Chacun ses traditions et ses influences : l’Europe centrale et germanique pour l’un, l’Europe méridionale et méditerranéenne pour l’autre. Ces traditions témoignent de la place particulière de la France, point d’équilibre de plusieurs confluences et convergences culturelles, qui se manifestent aussi bien dans son architecture et sa littérature que dans sa gastronomie. La table est le lieu des rencontres et des échanges fertiles.