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Comment faire une nation ?

10 janvier 2022

Les mouvements régionalistes qui touchent l’Europe posent une question de fond : comment construire une nation et qu’est-ce qui fait que l’on s’attache à tel ou tel pays, tel ou tel peuple ? Deux écoles de géopolitique se sont affrontées sur ce sujet, l’allemande et la française, dont la question alsacienne en a été le paroxysme. Pour les Allemands, le peuple est uni par le sang, la langue, le territoire. C’est l’idée de Fichte dans ses Discours à la nation allemande, reprise par tous les penseurs, avec parfois des nuances. Bismarck, Guillaume II, les officiers de la Wehrmacht et les cadres nazis ont, sur ce sujet, la même vision du monde. D’où l’Anschluss, l’annexion des Sudètes et celle de l’Alsace ; tous les Allemands devant être unis dans un même pays. Pour l’école française, la nation est une adhésion volontaire à des idées. Cette notion est née de la Révolution française. Un Italien qui adhère aux idéaux de la Révolution est Français. Un Français qui rejette ces idéaux n’appartient plus à la communauté nationale. D’où l’affrontement entre Numa Fustel de Coulanges et Théodore Mommsen, tous deux grands historiens, lors de la discussion de l’annexion de l’Alsace. Par Jean-Baptiste Noé.

 

« Vous croyez avoir prouvé que l’Alsace est de nationalité allemande parce que sa population est de race germanique et parce que son langage est l’allemand. Mais je m’étonne qu’un historien comme vous affecte d’ignorer que ce n’est ni la race ni la langue qui fait la nationalité. […] Ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie. Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble, travailler ensemble, combattre ensemble, vivre et mourir les uns pour les autres. La patrie, c’est ce qu’on aime. Il se peut que l’Alsace soit allemande par la race et par le langage ; mais par la nationalité et le sentiment de la patrie elle est française. Et savez-vous ce qui l’a rendue française ? Ce n’est pas Louis XIV, c’est notre révolution de 1789. » (Lettre à T. Mommsen, 27 octobre 1870).

Cette communauté d’idées et d’affections, cette nation de cœur, semble affectée au point de développer les crises du régionalisme. Les Catalans qui soutiennent l’indépendance ne se sentent visiblement plus Espagnols. Chaque régionalisme est différent, et l’on aurait tort de les englober dans un même mouvement, même si les succès des uns nourrissent les espérances des autres. En France, les régionalismes politisés demeurent des spectacles d’opérette, même s’il ne faut jamais négliger les évolutions imprévues. Pour l’instant, tous les mouvements régionalistes ont échoué, ce qui démontre la force de résistance des nations. Il y a une dizaine d’années, on parlait beaucoup de la rupture de la Belgique et de l’indépendance de la Flandre ; aujourd’hui cela ne se présente plus de façon aussi aiguë.

 

Des régionalismes français artificiels

Les mouvements régionalistes français se développent dans un certain artifice. Cela commence par la langue utilisée. Certaines villes ont placé des panneaux de rue et d’entrée de ville dans les langues locales : le breton à Rennes, l’occitan dans le Tarn. Sauf que ces langues n’ont jamais été parlées dans les villes en question. Le breton s’est limité au Finistère, l’occitan actuel est une reconstruction d’universitaire. Dans le grand sud-ouest, chaque vallée ou sous-région avaient son patois local, certes avec des points communs, mais néanmoins différents. Il est curieux de voir des émissions de France 3 en occitan diffusées de l’Aveyron au comté de Foix alors que cette langue n’a jamais été parlée en ces zones.

L’autre artifice est celui du rapport à l’État. Les régions où les mouvements régionalistes sont les plus forts sont aussi celles qui reçoivent le plus d’aides et de subventions de l’État central, que ce soit sous forme d’aides directes ou de défiscalisation. La Corse et la Bretagne doivent beaucoup à cette redistribution, ne serait-ce que dans la construction et l’entretien des équipements publics (routes, hôpitaux…). Il en va de même en Nouvelle-Calédonie et pour l’ensemble des territoires d’outre-mer. C’est là une autre limite de l’État providence : ces biens collectifs sont perçus comme des dus, non comme des dons et cette redistribution ne semble pas avoir créé les liens affectifs attendus.

Artifice par rapport à l’histoire. Certes, chaque région a une histoire particulière, mais celle-ci s’écrit de longue date avec l’histoire générale de la France. Vouloir créer aujourd’hui une rupture va à l’encontre des réalités historiques. Le nationalisme régional est d’ailleurs en retrait. Le Front de libération de la Bretagne a aujourd’hui disparu, alors qu’il a organisé des centaines d’attentats dans les années 1960-1970. Les attentats du FLN en Corse connaissent aussi une décrue. Le danger qui guette ces mouvements est de dériver vers le banditisme maquillé de régionalisme, et de finir en crapulerie armée.

 

Mais une question demeure : qu’est-ce qu’une nation ?

Traiter ces mouvements d’un haussement d’épaules, ou bien en donnant davantage de subventions et de prébendes fiscales ne répond pas à la question de fond : comment construire une nation française aujourd’hui ? La IIIRépublique avait trouvé une solution : la haine de l’Allemagne, la libération de l’Alsace, la lutte contre les adversaires de la République. Ces ennemis ont aujourd’hui disparu, ce qui met à mal le concept même de nation tel qu’il était pensé à l’époque. Désigner un ennemi extérieur est la meilleure façon de souder un peuple intérieur. En période de paix et en époque de construction européenne, il faut trouver autre chose. L’art, la littérature, l’esprit français dans les lettres et la façon de vivre peuvent constituer des ciments nécessaires. Se réjouir du classement de tel site au patrimoine de l’UNESCO, se féliciter de l’obtention d’un prix Nobel… Cela est essentiel, mais non suffisant. Là où Fustel de Coulanges a raison, c’est que la nation se construit tous les jours et n’est jamais acquise. Il lui faut se construire pour elle-même et non pas sur la haine des autres.

Les crises du régionalisme, et donc de la nation, sont une des conséquences du refus de la transmission culturelle opérée depuis les années 1960. En Corse, les nationalistes sont souvent les seuls à conserver, protéger et transmettre les fêtes locales et les coutumes populaires, notamment les confréries de saints et les processions religieuses. En Bretagne, les fest-noz, l’attachement à la musique traditionnelle et aux fêtes locales sont eux aussi très présents chez les régionalistes. Pour artificiels que soient ces mouvements nationalistes, ils n’en sont pas moins sans fondement. La nation n’est ni une idée ni une abstraction : c’est un enracinement dans le local et une façon de vivre. Cet enracinement est sapé de façon méticuleuse depuis plusieurs générations. À bien des égards, les nationalistes régionaux font œuvre de salubrité publique en préservant ces données locales. Ils répondent à un besoin et à une demande que l’État central a refusé de favoriser.

 

Une centralisation intelligente

Les politiques de décentralisation opérée depuis Gaston Deferre (1982) montrent ici leurs limites. En bien des lieux, la décentralisation a créé des baronnies locales et l’extension du capitalisme de connivence. L’avantage du centralisme, c’est qu’il peut passer au-dessus des féodalités et des pressions locales. Le résultat, c’est que les collectivités locales ont accru de façon démesurée leurs personnels, qu’elles se sont livrées à des projets dispendieux et inutiles, et qu’elles sont surendettées. Désormais, il faut en payer l’addition. La décentralisation a dilué les liens de solidarité nationaux, tout en renforçant les liens de connivence locaux. Le bon centralisme, ou la bonne décentralisation, résident dans la subsidiarité. Laisser aux acteurs locaux le soin de faire les choses quand ils le peuvent (écoles, cliniques, activités culturelles et sportives…) et non pas les administrations locales. La subsidiarité redonne du pouvoir et des responsabilités aux acteurs locaux, elle les insère dans un véritable tissu et favorise les échanges, donc la création d’un sentiment d’appartenance commun. L’État providence devient ici l’adversaire de la nation, d’une part parce qu’il atomise les territoires en supprimant la subsidiarité, d’autre part parce qu’il atomise les personnes en en faisant des individus à la quête de leur dû.

 

La personne, cellule de base de la nation

Faire une nation passe donc par la personne, qui est la cellule de base de celle-ci. Les personnes forment ensuite des familles, cellules de la société, et l’association des familles forme des nations. En supprimant et les familles et les nations, l’État providence détruit la nation en même temps qu’il efface les libertés. Une société de libertés publiques et de subsidiarité est le meilleur garantit d’une nation vivace et active, loin des discours nationalistes étroits portés par la IIIRépublique. Permettre à chacun de renouer avec le fil des traditions locales et des initiatives populaires coupe l’herbe des nationalistes régionaux et remplit de sens la vie de beaucoup. Faire une nation, c’est d’abord faire confiance aux personnes et sauvegarder leurs libertés.