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23 août 2021
Bienvenue au pays de cocagne, qui n’est pas une utopie présente seulement dans les contes de Grimm ou les peintures de Peter Bruegel. Le pays de cocagne est en France, dans l’ancien pays du Lauragais, aujourd’hui divisé en quatre départements : Aude, Ariège, Haute-Garonne et Tarn. Il a la forme d’un triangle dont les pointes sont Toulouse, Albi et Carcassonne. Il est un espace de plaines et de plateaux entre les Pyrénées au sud, le Massif Central au nord, la Méditerranée et l’Atlantique. Le Lauragais est traversé par la Garonne et dispose de deux ports majeurs : Bordeaux et Bayonne. Cette disposition géographique est essentielle à la naissance et au développement du pays de cocagne. Par Jean-Baptiste Noé.
Le pays du pastel
C’est le pastel qui a donné son nom et sa richesse à ce pays. Le pastel est une fleur jaune dont les feuilles produisent une teinte bleue, le bleu pastel, qui a été l’une des seules sources de bleu jusqu’à l’arrivée du bleu indigo à partir du XVIe siècle. Disposant de cette richesse et de ce monopole, la région du Lauragais a connu une période de grandes prospérités, dont les façades des hôtels urbains et les pigeonniers des champs témoignent encore. Pour produire le pastel, les feuilles sont d’abord écrasées sous d’épaisses meules, qui produisent une pulpe verdâtre qui est agrégée en boule donnant des pelotes rondes que l’on appelle les cocagnes. C’est de là que vient le nom pays de cocagne. Ces boules sont ensuite mises à fermenter pendant une durée de quatre mois, ce qui produit l’agranat, une pâte granuleuse noirâtre, qui est ensuite transformée pour donner la teinte bleue. Le processus de fabrication étant long et complexe, le bleu pastel était vendu très cher, donc réservé à des usages nobles. Les paysans récupéraient les fonds de cuves, dont ils se servaient pour peindre leurs charrettes et leurs ustensiles en bois, le pastel ayant des propriétés fongicides. C’est ainsi que dans les musées agricoles l’on trouve encore des objets paysans bleus. C’est la raison aussi pour laquelle les volets étaient peints en bleu, puisque le bleu pastel en protégeait le bois.
Un paysage marqué par le pastel
Le pastel était essentiellement cultivé dans les champs de l’Albigeois, dans la région de Castres et plus au sud, vers Carcassonne. Si la plupart des moulins ont aujourd’hui disparu, il reste encore de très nombreux pigeonniers. Ceux-ci servaient certes à l’élevage des pigeons et des tourterelles, qui peuvent être consommés, mais aussi à récupérer les fientes des oiseaux, qui étaient utilisées comme engrais dans les champs de pastel. Cette culture agricole a donc des conséquences dans les constructions des campagnes. Ces pigeonniers sont aujourd’hui restaurés et présentent de beaux exemples d’architecture du Lauragais. Plusieurs circuits touristiques proposent une route des pigeonniers, ce qui permet de se promener à travers de très beaux paysages ruraux et de découvrir des villages d’une grande richesse architecturale.
C’est là l’autre conséquence du pastel. La richesse de cette culture a permis de développer d’imposants hôtels particuliers, que l’on trouve encore aujourd’hui dans des villes comme Cordes-sur-Ciel (qui a gagné le prix du Village préféré des Français), Labastide de Lévis, Albi et bien sûr Toulouse. L’un des hôtels les plus célèbres de cette ville est celui de Jean de Bernuy, dont il reste quelques vestiges. C’était l’un des principaux vendeurs de pastel. Il avait établi des comptoirs à Bordeaux, en Espagne et en Angleterre. Sa fortune était telle que c’est lui qui assura la caution de la rançon demandée par Charles Quint après la capture de François Ier à la bataille de Pavie (1525).
Des hôtels particuliers pour la plupart en briques, qui témoignent de l’influence italienne de la région. Loin du style français du nord de la Loire, les monuments civils et religieux ont développé un modèle architectural propre, un style renaissance du Midi. Cela n’est pas dû uniquement au pastel, mais aussi à la culture des céréales, à l’élevage et au commerce des villes, mais c’est le pastel qui a concentré et amalgamé la richesse du Lauragais.
Des axes de circulation essentiels
Quand on voit le calme des rivières aujourd’hui, même de la Garonne, il est difficile d’imaginer ce qu’était le trafic fluvial jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les gabarres, des bateaux à fond plat, circulaient sur le Tarn, l’Aveyron, la Dordogne et la Garonne, notamment pour y transporter le pastel. Des villes continentales pouvaient ainsi posséder un port et donc être en même temps des villes portuaires. Les bateaux étant moins grands, ils pouvaient circuler sur ces rivières, et la batellerie n’était concurrencée ni par le fer ni par la route. Le développement du chemin de fer d’une part, puis de la voiture d’autre part a considérablement modifié la géographie des villes et l’organisation de l’espace. Difficile ainsi d’imaginer qu’à l’apogée du pastel, Bayonne en est le principal port. Située sur l’Adour, qui se jette dans l’Atlantique, Bayonne est une ville portuaire de première catégorie. C’est à ce port que l’on doit aussi le développement de l’armagnac, qui était chargé sur les bateaux pour être consommé par les marins, comme le cognac doit son essor au port de La Rochelle. Le canal du Midi, qui fut construit sous le règne de Louis XIV, est postérieur à l’apogée du pastel et n’a donc pas servi cette industrie.
L’exemple du pastel renvoie donc aux fondements de l’histoire économique. Pour assurer le développement d’une culture, il est nécessaire de disposer des outils indispensables à cette culture, mais aussi des moyens de communication permettant son exportation. Le bleu pastel produit dans le Lauragais a été diffusé dans l’ensemble de l’Europe, ce qui a d’autant plus accru la richesse de la région.
Un déclin aux causes multiples
Plusieurs causes sont intervenues dans le déclin du pastel. La guerre d’abord avec, en 1562, le début de la guerre civile entre protestants et catholiques. La région a été particulièrement touchée par cette guerre, avec des dévastations des villages, des églises et, bien sûr, des outils de production. La guerre n’est nullement un facteur de développement pour l’économie et celle-ci a porté un rude coup à l’économie du pastel. À cela s’ajoute la découverte d’une nouvelle source de bleu : le bleu indigo. Lui aussi provient d’une plante, cultivée en Inde. Mais il coute beaucoup moins cher à produire que le pastel, même en le faisant venir d’Asie. Louis XIII a beau prendre des décrets pour interdire l’importation de l’indigo en France, il finit tout de même par rentrer. Les teinturiers et les artistes font bien sûr pression pour pouvoir acheter de l’indigo, ce qui leur permet de diminuer leurs coûts de production (Voir à ce sujet le très beau livre que Michel Pastoureau a consacré à l’histoire de la couleur bleue). En 1737, l’emploi de l’indigo est autorisé sur l’ensemble du royaume. Cette couleur se diffuse d’autant mieux que le bleu est plus tranché que le pastel, qu’il tient mieux sur les tissus de coton et qu’il résiste davantage au soleil.
C’est un schéma très classique de combat entre les producteurs et les consommateurs. Troisième cause de la disparition du pastel, le développement des teintures chimiques à partir du XIXe siècle. En 1878, le chimiste allemand Bayer découvre le procédé de synthèse chimique de l’indigotine. L’entreprise BASF le commercialise, ce qui assure la victoire du bleu industriel au début du XXe siècle. C’est l’essor du bleu dans les vêtements, celui-ci étant encore moins cher à produire. Au même moment, le Lauragais s’oriente vers une autre culture, celle du maïs, qui permet de nourrir les canards. La culture du pastel s’efface, une autre apparaît ; le Lauragais demeure un pays de cocagne non pour ses plantes, mais pour ses marchés aux canards et son foie gras. C’est aussi la preuve que les industries se font et se défont et que l’essentiel est l’inventivité et l’esprit d’entreprise des personnes. Le pastel du Lauragais illustre bien le fait qu’aucune économie ne peut être figée pour l’éternité et que les besoins des hommes évoluent au cours du temps. Depuis une quinzaine d’années, des passionnés ont replanté du pastel pour reproduire la couleur bleue et vendre des vêtements de cette teinte. C’est une façon de retisser le lien de la mémoire des lieux.
Les circuits touristiques développent aussi ces lieux du pastel, à travers des routes pédestres autour des pigeonniers ou bien des villages remarquables. Le plus grand et le plus impressionnant des édifices en pastel demeurent la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi. Construite au XIIIe siècle, toute de briques, avec des allures de forteresses posées sur les bords du Tarn, elle présente à l’intérieure une immense voûte peinte au XVIe siècle dont le bleu est issu du pastel. C’est peut-être cette proximité des lieux qui a poussé Henri de Toulouse-Lautrec, né non loin d’Albi, à introduire les teintes pastels dans sa peinture et ses affiches, reprenant ainsi les techniques des grands maîtres du XVIIIe siècle, comme Georges de la Tour, qui avaient été abandonnées à la Révolution. La plupart des œuvres de Toulouse-Lautrec sont exposées au musée de la Berbie, qui jouxte la cathédrale d’Albi. La route du pastel passe aussi par le peintre de Montmartre. Et pour les amoureux du bleu, il reste la Méditerranée et les monochromes d’Yves Klein.