"L’économie se venge toujours" - Raymond BARRE
"Casser l’inflation se fait toujours au détriment de l’emploi" - Nicholas KALDOR
"L’Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas" - Jacques RUEFF
"Il y a lieu d’adopter la stabilité du niveau des prix comme, à la fois, but de la politique monétaire, guide et critère de réussite" - Milton FRIEDMAN
"On n’est jamais mieux gouverné que lorsqu’il n’y a pas de gouvernement" - Jean-Baptiste SAY
"L'offre créée sa propre demande" - Jean-Baptiste SAY
"Nous sommes des créatures qui nous affligeons des conséquences dont nous continuons à adorer les causes " - BOSSUET
"Le problème avec la réduction des impôts sur le revenu c’est que ça stimule suffisamment l’économie pour que tout le monde rentre dans la tranche supérieure" - Harold COFFIN
"En période de mobilité économique, la souplesse est une condition vitale du plein emploi" - Alfred SAUVY
"Une idée fausse mais claire et précise aura toujours plus de puissance dans le monde qu'une idée vraie mais complexe" - Alexis De TOCQUEVILLE
9 février 2022
Cette chronique est écrite en hommage à Christian Malis, décédé dans la fleur de l’âge à l’automne dernier, qui fut un brillant penseur de la stratégie française. Élève à Saint-Cyr et à l’ENS Ulm, docteur en histoire, il fit sa thèse sur la pensée stratégique de Raymond Aron, publiée en 2005 sous le titre Raymond Aron et le débat stratégique français. 1930-1966. C’est une approche enrichissante et originale de ce philosophe libéral, qui a pensé la guerre avec beaucoup d’acuités. On lui doit également un ouvrage sur le Général Pierre-Marie Gallois, qui fut l’un des concepteurs de la dissuasion nucléaire française. En 2014, il publia un ouvrage de synthèse et de prospective de sa pensée et de ses analyses, Guerre et stratégie au XXIe siècle, qui cherche à anticiper les nouvelles formes de guerre et à s’y préparer. J’ai repris et relu cet ouvrage dernièrement et j’en propose ici quelques éléments, en espérant être fidèle à la pensée de cet ami. Par Jean-Baptiste Noé.
Les nouvelles formes de guerre
On a longtemps cru à la pacification du monde, idée qui fut notamment exacerbée avec la chute de l’URSS, avant de se raviser et de constater que la guerre était toujours au cœur de l’histoire et l’épée l’axe du monde. Ne nous moquons pas néanmoins de ceux qui ont rêvé à la paix perpétuelle. Une génération qui a connu deux guerres mondiales et une menace soviétique omniprésente ne pouvait que rêver à la paix et vouloir écarter le spectre de la guerre. Cette paix entre les nations, nous la connaissons aujourd’hui en Europe et c’est une chose heureuse que de ne plus craindre les affrontements venant de l’Est ou les attaques de l’Espagne dans le Roussillon. Mais cet effacement de la guerre en Europe a pu nous faire croire que celle-ci avait complètement disparu de la surface du globe et que tous les peuples étaient désormais dépouillés d’esprit belliqueux.
On a alors vu dans l’armée un unique outil de maintien de la paix et de police. La mort, horizon quotidien du soldat, a disparu. Les accidents et les taux de mortalité sont plus importants dans certains métiers civils (bâtiments notamment) que dans le métier des armes. Pour le soldat, c’était une modification ontologique majeure. Puis la guerre est revenue, le corps à corps, les balles qui sifflent, les assauts et les morts. Israël a fait cette expérience, puis les États-Unis, puis la France. La réalité des combats de rue, les prises d’assaut, les blessés et les morts sont revenus. Depuis les années 2010, la guerre se réintroduit dans la vie quotidienne, alors qu’elle avait disparu avec la seconde guerre mondiale et surtout avec les guerres coloniales. Depuis 1991, en 25 ans, la France a dépêché hors de ses frontières l’équivalent de 600 000 hommes, soit l’équivalent de la Grande armée. Depuis 1991, on parle de paix et de nouvel ordre du monde, mais en réalité c’est la guerre qui revient. La France a fait plus d’opérations extérieures depuis 1991 que durant toute la guerre froide. On ne parle plus de guerre, alors que celle-ci est omniprésente.
En 2003, l’armée américaine en Irak est composée de 10 000 robots, 50 000 soldats privés et 140 000 militaires. La montée des robots d’une part et l’appel continu à des sociétés militaires privées (SMP) d’autre part, sont la grande constante de ces dernières années. Qu’en sera-t-il de la guerre à l’horizon 2030 ? Est-ce que les robots vont dépasser les hommes, notamment avec les drones ? Est-ce que les membres de SMP seront plus nombreux que les militaires nationaux ? Auquel cas, ce serait un retour à une forme de mercenariat, tel qu’il était pratiqué en Europe jusqu’au XVIIIe siècle. Mais la guerre n’est pas qu’une affaire de force et d’équipement surpuissant. Les États-Unis ont perdu au Vietnam, en dépit de leurs bombardiers, du napalm et de la marine et ils ont échoué en Afghanistan, face à 20 000 talibans. Ils ont dépensé entre 2 000 et 3 000 milliards de dollars dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak, pour perdre. Ni l’argent ni le matériel ne sont des conditions de la victoire, face à des guerres qui apparaissent plus mouvantes, plus diffuses et qui ont pour elles le temps long. La notion de front évolue également : il y a la guerre dans l’espace et la guerre dans le cyber. Ces nouveaux fronts prennent des dimensions que l’on n’imaginait pas dans les années 1990. L’usage de l’ordinateur et de l’informatique devient donc prépondérant, ce qui remet au goût du jour la guerre de mouvement : attaquer là où l’ennemi ne nous attend pas.
Les guerres à contre-siècle
Dans ces nouvelles formes de guerre, les kamikazes et les insurgés sont les missiles intelligents du pauvre. Mobiles, imprévisibles, ils déstabilisent les armées conventionnelles qui ont beaucoup de mal à les arrêter. Les états-majors estiment qu’il faut dix soldats pour arrêter un kamikaze. Ce rapport d’un à dix explique pourquoi la guerre actuelle est très gourmande en hommes, et que la machine ne peut pas tout faire. En Irak, les Américains ont déployé 160 000 soldats. S’ils avaient respecté la même densité qu’au Kosovo, il en aurait fallu 480 000. Rapporté à la population, il y avait moins de fantassins en Irak que de policiers à New York, or la guerre urbaine est une guerre de police et de maintien de l’ordre qui nécessite une forte présence sur le terrain. L’armée américaine n’a pas les moyens de mettre les effectifs nécessaires au contrôle de l’ordre. D’où ses défaites. Le réseau égalise les conditions de guerre et rend les États-Unis vulnérables aux attaques des partisans.
Les États-Unis privilégient les stratégies directes, alors qu’il faut mener des stratégies indirectes. Ces guerres à contre-siècle sont l’une des causes de la défaite des États-Unis. Menés par l’hybris, les États-Unis n’ont pas su se limiter de façon volontaire, ils ont donc été limités par l’échec et la résistance des corps attaqués. Il faut du doigté pour mener et gagner une guerre, des doigts de fée plus que des mains de fer.
La guerre va-t-elle disparaître ?
La paix ne se fait pas toute seule. La réconciliation franco-allemande a été le fait de Charles de Gaulle et de Konrad Adenauer. La paix se construit, soit au sein des États soit au sein de structures internationales. C’est le rôle des relations internationales, de la diplomatie et des conférences que de permettre d’affaiblir les occasions de guerre et de construire des réseaux de paix. Il s’agit de construire une société internationale dans le cadre d’une civilisation des mœurs. Christian Malis définit une structuration en trois du monde à venir à l’horizon 2030 : un monde postwestphalien, un monde néowestphalien, un monde préwestphalien.
Monde néowestphalien : Un monde organisé sous des systèmes régionaux au sein desquels règne la logique de l’équilibre des puissances, où la guerre comme régulateur de l’équilibre est acceptée, où les visées territoriales dominatrices demeurent dans la diplomatie. C’est le cas de l’Asie.
Monde postwestphalien : Un monde où la guerre comme régulateur de l’équilibre de l’État semble avoir disparu. L’équilibre est fondé sur autre chose. Les pays forment une famille de nations. C’est le cas de l’Europe et du monde occidental.
Monde préwestphalien : Un monde où domine le risque majeur de guerre et où les États se désintègrent. C’est le cas de l’Afrique. Le Mali se découpe en plusieurs califats islamiques. L’Éthiopie s’est scindée en deux, de même que le Soudan. Au Proche-Orient, les États post-coloniaux se désagrègent pour former des États fondés sur l’ethnie et la confession. On revient aux millets de l’Empire ottoman. C’est le cas aussi de la Géorgie, qui représente une menace majeure pour les années à venir. Fragmentation de ces régions et balkanisation. Danger aussi de la barbarie et des actes de plus en plus violents de la petite guerre. Les mafias de l’Amérique latine concourent à ce phénomène. Elles désagrègent les États en tuant des milliers de personnes (Mexique).
Les États-Unis sont le pivot de ces trois mondes, mais ils ne peuvent pas en garantir la paix et l’équilibre ; ils ne peuvent pas être le régulateur du monde.
Les conflits n’opposent plus des États, mais des groupes armés, ce qui est une nouveauté. Le nationalisme de la Russie et de la Chine est inquiétant. Ils ont bu l’idéologie communiste et il ne reste de celle-ci que la lie nationaliste, qui sert de nouvelle idéologie et de nouvelle raison d’être pour combattre et pour lutter contre les autres États. Le mysticisme exalté des États est lui aussi dangereux (islamisme).
Dans ce cadre nouveau, la puissance change de sens. Elle est d’abord une capacité, celle de modifier le comportement des autres. Sur quels éléments peut se fonder cette puissance aujourd’hui ? La force militaire n’est plus tout, plusieurs victoires militaires se sont soldées par des échecs politiques. Il faut donc repenser la puissance et ses attributs. La puissance relève des relations extérieures ; le pouvoir relève lui des relations intérieures et des rapports entre l’État et les citoyens. C’est ce que constatait Raymond Aron : « Au sens le plus général, la puissance est la capacité de faire, produire ou détruire. […] J’appelle puissance sur la scène internationale la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance politique n’est pas un absolu, mais une relation humaine. »
Ce monde fracturé en trois et ce nouveau cadre de la puissance tendent vers un nouvel art de la guerre. La mémoire historique y joue un rôle majeur. La purification de la mémoire historique est une nécessité pour bâtir la paix. De nombreuses tensions dans le monde viennent des problèmes de mémoire vécus par les peuples, des souvenirs des guerres, des massacres, des rancœurs. Pour bâtir la paix, il faut purifier cette mémoire, être capable de réconciliation, être capable de voir les événements tels qu’ils ont eu lieu, et non pas tels que nous les voyons. C’est la question du pardon et de la réconciliation qui doit être intégrée aux relations internationales. Le meilleur exemple est celui de la France et de l’Allemagne. En Europe, on pourrait ajouter les rapports mémoriels entre l’Angleterre et l’Irlande, entre la Pologne et la Russie, et ceux de l’Allemagne avec ses voisins. L’enjeu de la paix est donc tout autant un enjeu militaire qu’un enjeu historique et mémoriel. Pour fonder un avenir commun et pour bâtir un monde où les peuples acceptent de cohabiter, il faut accepter de voir le passé tel qu’il fut réellement, et accepter de le dépasser pour bâtir une société de pardon et de réconciliation. Cette vision spirituelle et mémorielle des relations internationales est un apport original de l’auteur à la pensée stratégique.