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La Russie et nous

26 juillet 2021

La Russie d’aujourd’hui ne laisse pas indifférente en France et en Occident. Pour certains, elle est un espoir, la gardienne des valeurs conservatrices occidentales et Vladimir Poutine un homme fort qui pourrait servir de modèle aux chefs d’État d’Europe de l’Ouest. Pour d’autres, elle est une menace, qui s’en prend à l’Ukraine et à la Syrie, qui manipule les élections aux États-Unis et qui fait preuve d’un autoritarisme qui n’a pas sa place dans nos démocraties libérales. La Russie fascine la France depuis au moins la fin du XIXsiècle et le rapprochement diplomatique avec elle. En dépit des tensions et des refroidissements entre gouvernements, les peuples russes et français ont su se connaître et s’apprécier. La Russie avait laissé un mauvais souvenir en France, à la suite de son invasion du nord du pays après la retraite de Napoléon. Comme la France avait laissé un mauvais souvenir à la suite de la conquête de la Russie et de la prise de Moscou. Durant la Guerre froide, la méfiance fut très grande, y compris à gauche, les socialistes et les gauchistes étant plus portés vers la Chine de Mao et les pays du tiers-monde que vers Moscou. Les relations se sont réchauffées aux débuts des années 2000, quand la Russie était faible, avant de se refroidir depuis, quand la Russie a voulu redevenir forte. L’image d’autoritarisme et de tsarisme reste vivace dans les esprits.

Mais les peuples ont su s’aimer et s’apprécier en dépit des gouvernements, comme en témoignent les nombreux écrivains et musiciens russes fortement inspirés par la France, dont beaucoup sont venus y vivre ou s’y réfugier. Par exemple Ivan Tourgueniev (1818-1883) qui a connu de nombreux écrivains français et est mort à Bougival (Yvelines). Et c’est à Paris qu’Alexandre Soljenitsyne publie L’Archipel du goulag. Par Jean-Baptiste Noé.

 

Alexandre III et le rapprochement avec la France

Après le congrès de Vienne (1815) durant lequel la Russie a tout fait pour limiter la puissance française, les relations se réchauffent au cours du règne d’Alexandre III (1881-1894). C’est un mariage de raison entre deux pays qui ont besoin l’un de l’autre. Depuis 1871 et la politique de Bismarck, la France est isolée en Europe. L’alliance russe lui permet de briser cet isolement et de nouer une alliance de revers avec l’Allemagne. Cela fut vital en 1914. Quant à la Russie, elle cherche des capitaux pour développer son industrie. L’Allemagne étant peu encline à lui en fournir, c’est vers la France qu’elle se tourne. Cela donne les célèbres emprunts russes, qui ont fait perdre pas mal d’argent aux prêteurs français après la révolution bolchévique. L’accord entre les deux pays est signé en 1891. La même année, la Russie signe un contrat d’achat de 500 000 fusils à la manufacture de Châtellerault. L’alliance franco-russe est réaffirmée en 1893 et en 1896. Cette année-là, le nouveau tsar Nicolas II fait une visite officielle en France, durant laquelle il réaffirme l’entente entre les deux nations. L’entente est scellée dans la pierre, puisque Nicolas II pose la première pierre du pont Alexandre III, qui relie les Invalides au Grand Palais. Le pont est inauguré lors de l’exposition universelle de 1900. C’est probablement le plus beau pont de Paris, qui ouvre une des plus belles perspectives de la capitale. Des Invalides bâtis sous Louis XIV au Grand Palais édifié par la IIIe République, c’est deux siècles d’histoire de France qui sont traversés.

 

L’indispensable alliance russe

Sans l’alliance russe, la France n’aurait gagné ni la première ni la seconde guerre mondiale. Les Russes ont mobilisé plus vite que prévu et ils ont fixé des divisions allemandes à l’Est qui ont manqué à l’Ouest pour terrasser la France. Le tsar mobilise six armées sur le front de l’Est, deux contre l’Allemagne et quatre contre l’Autriche. Les armées russes pénètrent en Prusse orientale, obligeant l’Allemagne à se porter sur ce front arrière. Certes, Hindenburg stoppe la Russie à Tannenberg (27-30 août 1914) et les Russes ne cesseront dès lors de reculer, mais leur stratégie a payé puisque cela permet à la France de stabiliser son front.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, c’est l’échec de l’Allemagne face à Stalingrad qui opère le recul de l’armée allemande et donc la potentielle victoire en Europe de l’Ouest. Les Russes ont perdu 10.6 millions de soldats dans cette guerre. La « Grande Guerre patriotique » demeure encore dans toutes les mémoires et est commémorée avec force tous les 9 mai. Bien évidemment, la mémoire officielle russe oublie de préciser que l’Allemagne et la Russie furent alliées de l’été 1939 au printemps 1941, et que sans cette alliance, Hitler n’aurait jamais attaqué l’Europe de l’Ouest. Elle oublie aussi de mentionner qu’une grande partie des morts est due à l’impréparation de l’armée rouge, dont les cadres ont été éliminés et tués sur ordre de Staline au cours des années 1930. De nombreux soldats ont été tués par les agents du NKVD, et d’autres sont morts de faim et de blessures à cause de l’impréparation de l’armée soviétique. Ces morts sont donc davantage imputables à l’URSS qu’à l’Allemagne. Il n’empêche que les Russes ont payé un lourd tribut à la guerre.

Ces éléments historiques sont essentiels à connaître pour comprendre la psychologie russe d’aujourd’hui.

 

Russie, choses vues

Ayant passé récemment une semaine en Russie dans le cadre d’une invitation universitaire, j’ai eu l’occasion de participer à des colloques à l’université Lomonossov et à la Douma. L’université de Moscou fut fondée en 1755 par Michaël Lomonossov, un savant et homme des Lumières, qui lui a ensuite donné son nom. Ce qui frappe de prime abord, c’est la propreté de Moscou, ce que confirment ceux qui s’y sont rendus, notamment les Parisiens ; Paris étant devenu une Ville Poubelle. Dans le métro, ni tags ni papiers, et des trains qui se suivent toutes les 90 secondes. De même dans les rues de Moscou, y compris dans les quartiers résidentiels. Preuve qu’une capitale peut être propre, et que la crasse parisienne n’est pas une fatalité.

Lors des colloques, j’ai pu m’exprimer librement, sans aucune censure, sur les thèmes qui m’avaient été proposés. Nous avons échangé sur l’écriture de la Révolution française d’une part et sur le nihilisme contemporain d’autre part. À la Douma, j’ai parlé subsidiarité, flat tax et chèque éducation face à des députés qui semblaient intéressés. J’y ai vu des professeurs cultivés, intelligents, et soucieux des problèmes sociaux de leur pays. Comme j’étais invité par le département de français de l’université linguistique d’État, qui s’appelait l’université Maurice Thorez à l’époque de l’URSS, bon nombre de professeurs et d’étudiants parlaient français. Fréquentant pas mal les universités françaises pour des colloques et des tables rondes, je dois reconnaître que les conditions de travail qui nous ont été proposées en Russie sont bien meilleures qu’en France. Nous sommes intervenus dans de belles salles, ce qui change des salles glauquissimes de nombreuses universités françaises. Que l’on me pardonne pour mon insistance sur la propreté, mais là aussi, quel plaisir de voir des universités sans tags, sans papiers dans les couloirs et, miracle, des toilettes propres, sans graffitis marqués au blanco et ces nombreux autocollants politiques qui décorent les w.c. Cela n’est pas anecdotique. Que des étudiants cassent et dégradent les locaux où ils vivent et où ils travaillent témoigne d’un abaissement moral et culturel de leur part. Ce qui s’est passé à Tolbiac, à Montpellier et à Toulouse l’année dernière est gravissime. Outre que c’est le contribuable qui a dû payer la restauration des dégâts, mais aussi parce que cela témoigne d’un abaissement du niveau culturel et humain de ces étudiants.

Le français est la deuxième langue étrangère la plus étudiée en Russie, derrière l’anglais bien évidemment, et à égalité avec l’allemand. Mes interlocuteurs m’ont dit que le gouvernement français avait diminué les aides aux centres culturels français et à la diffusion de la langue française en Russie. C’est bien dommage, car c’est pour une fois une dépense publique utile, dans la mesure où elle contribue à la puissance culturelle du pays. En revanche, les entrepreneurs français sont très présents en Russie, c’est même l’un des pays d’Europe où ils sont le plus nombreux. La Russie compte 146 millions d’habitants. C’est donc un marché qui n’est pas négligeable.

 

L’Europe centrale : un impensé de la géopolitique française

Pour autant, la Russie et l’Europe centrale sont les zones oubliées de la pensée géopolitique française. La France regarde beaucoup vers ses anciennes colonies, Maghreb et Afrique noire, mais très peu en Europe centrale, alors que ces pays sont souvent très francophiles. Des pays baltes aux Balkans, de la Pologne à la Russie, il y a là de nombreux pays amis, avec qui la France a tissé des liens culturels, militaires et politiques depuis de nombreux siècles. En se désinvestissant de cet espace, la France laisse le champ libre à l’Allemagne, qui en fait du coup sa chasse gardée, recréant son empire déchu. Les relations entre la France et la Russie ont toujours été teintées d’incompréhensions réciproques, mais d’affections réelles. C’est pour des raisons purement pratiques et réalistes qu’Alexandre III et la IIIRépublique ont conclu l’Entente, non pour des raisons d’amour et de sentiments. Cela tombe bien, les sentiments et la diplomatie font toujours mauvais ménage. Plutôt que de céder une nouvelle fois au moralisme, Moscou et Paris ont tout intérêt à s’entendre. Non pas pour être alliés, mais pour être partenaires. Il y aura toujours une incompréhension de fond entre ces deux pays, parce que la pensée russe et la pensée française sont très différentes, mais il y aura aussi toujours des raisons objectives et réalistes d’entente. Aujourd’hui, ce sont les entrepreneurs et les intellectuels qui tissent cette entente de façon concrète, en faisant des affaires et des échanges universitaires. Preuve qu’en diplomatie comme en économie, l’État a souvent intérêt à laisser faire les hommes plutôt que de chercher à planifier et à contrôler.