"Casser l’inflation se fait toujours au détriment de l’emploi" - Nicholas KALDOR
"L’économie se venge toujours" - Raymond BARRE
"En politique le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal" - Nicolas MACHIAVEL
"Un problème politique est un problème économique sans solution" - Georges ELGOZY
"Les hommes ne voient la nécessité que dans la crise " - Jean MONNET
"Une idée fausse mais claire et précise aura toujours plus de puissance dans le monde qu'une idée vraie mais complexe" - Alexis De TOCQUEVILLE
"N'acceptez ni les vérités d'évidence, ni les illusions dangereuses" - Maurice ALLAIS
"La seule fonction de la prévision économique, c’est de rendre l’astrologie respectable " - GALBRAITH
"On ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment " - Cardinal de REITZ
"On ne peut devenir entrepreneur qu’en devenant auparavant débiteur. S’endetter appartient à l’essence de l’entreprise et n’a rien d’anormal" - Joseph SCHUMPETER
29 avril 2020
C’est avec raison que l’on parle beaucoup des thèses de Christophe Guilluy, car c’est un auteur stimulant, qui a l’intérêt de susciter la réflexion et de ne pas s’enfermer dans des cadres intellectuels préétablis. Croisant la géographie, l’économie, la sociologie et la géographie électorale, sa démarche est éminemment géopolitique. Christophe Guilluy est un auteur qui m’aide à penser et je lis toujours ses interventions avec grand intérêt, même si je n’approuve pas toutes ses analyses.
Son ouvrage La France périphérique (Flammarion, 2014) apporte beaucoup à la réflexion en renouvelant le débat sur l’organisation du territoire et les motivations électorales. Toutefois, dans ce concept de France périphérique abondamment utilisé depuis, plusieurs points nous semblent contestables, ce que nous allons essayer d’approfondir ici. Par Jean- Baptiste Noé, IdL.
Les métropoles contre les périphéries
L’idée maîtresse de l’auteur est qu’il ne faut plus raisonner en termes de centres-villes et de banlieues, mais en termes de métropoles et de périphéries. C’est là une approche innovante et stimulante. Pendant longtemps, on a opposé les centres-villes, riches et attractifs, aux banlieues, déshéritées et oubliées. Or ce schéma ne tient pas la route. Les banlieues, au sens de territoires à forte composante de populations immigrées ou d’origines immigrées, sont très bien insérées dans l’espace mondial, que ce soit par l’envoi des remises (l’argent gagné et envoyé à la famille restée au pays), par la criminalité (la face sombre de la mondialisation) ou par les échanges. De plus, ces territoires ont reçu et continu de recevoir des sommes importantes de l’État, dans le cadre des multiples plans banlieues et d’aménagement du territoire. Ce sont des espaces souvent très bien reliés (grâce à de nombreux transports en commun, train, RER, tram, métro), bien pourvus en bâtiments collectifs (gymnases, bibliothèques, écoles, centres associatifs…) et situés à proximité des centres urbains.
Nous sommes là très loin des zones périphériques, éloignées des centres-villes, peu pourvues en transports collectifs, recevant peu d’aides de la collectivité, touchées par le chômage et qui semblent comme oubliées. Ces zones périphériques concentrent plus de la moitié de la population française. Elles ont donc le pouvoir démographique, mais elles n’ont ni le pouvoir culturel ni le pouvoir économique. Ce sont en effet les métropoles qui produisent les 2/3 du PIB national et qui concentrent les cadres supérieurs : 7.6% de la population active des métropoles en 1982 ; 15,8% en 2010.
Pour l’auteur, ces territoires vivent en marge de la mondialisation et en sont les perdants. Il oppose donc les métropoles, les gagnantes de la mondialisation, aux périphéries, les perdantes de la mondialisation. C’est sur ce point que nous ne sommes pas d’accord avec l’auteur, ce que nous expliquerons par la suite.
La France fragile
L’auteur rappelle que les banlieues sont complètement intégrées dans l’économie mondialisée. Elles subissent certes des tensions sociales dues aux difficultés de l’intégration multiculturelle, mais elles ne subissent pas les problèmes économiques de la France périphérique. Pour lui également, le concept de classe moyenne n’a plus de réalité sociale et politique et il est nécessaire de s’en affranchir pour pouvoir comprendre le monde dans lequel on vit.
Il y a en effet un effacement des catégories traditionnelles entre l’ouvrier et l’employé, les secteurs secondaires et tertiaires. Aujourd’hui, il y a plutôt les catégories populaires et les classes aisées, mais le concept de classe moyenne n’est plus pertinent. Les ouvriers étaient au cœur du système productif et des villes, les classes populaires sont rejetées à la périphérie des métropoles : « La véritable fracture n’oppose pas les urbains aux ruraux, mais les territoires les plus dynamiques à la France des fragilités sociales. » (p. 24) En cela, nous sommes tout à fait d’accord avec lui.
Ces territoires des fragilités sociales sont ceux qui ont souvent une économie axée sur un seul produit ou reposant sur une seule grande entreprise. Quand celle-ci ferme ou se délocalise, c’est un grand drame pour les populations qui se retrouvent sans emploi et surtout sans espoir de pouvoir retrouver un emploi. C’est ce manque d’espoir et de perspective face à l’emploi qui est le plus dramatique pour ces territoires. C’est le cas de Revin, dans les Ardennes, ville de 7 000 habitants, bastion de la gauche. Electrolux y a supprimé 400 emplois, un drame social pour une région déjà sinistrée, qui provoque des fermetures en cascade. Résultat, en plus du chômage, la gauche perd la ville aux municipales de 2014, au profit de la droite, et le FN y fait 31% aux Européennes.
Comme le fait remarquer l’auteur, la géographie des plans sociaux ne passe pas par les métropoles, mais par les espaces ruraux, industriels, et les villes moyennes. Les plans sociaux importants concernent essentiellement des villes qui ont entre 5 000 et 15 000 habitants, et c’est là qu’il est difficile de retrouver un emploi.
La France des métropoles
À rebours de cette France fragile des périphéries se trouve la France des métropoles, qui ne connaît pas la crise et qui maintient ses dynamismes. Ainsi, entre 2006 et 2011, les métropoles ont été préservées de la crise économique grâce à leur spécialisation dans le secteur tertiaire. Le nombre d’emplois a progressé de 2.6% dans la métropole parisienne, de 4.7% en moyenne à Lyon, Marseille, Toulouse, Lille, Bordeaux, Nantes, Nice, Strasbourg, Rennes. (Source : Insee). L’Ile-de-France est la première région universitaire du monde et avec 18% de la population nationale elle contribue à hauteur de 30% du PIB de la France.
Les villes voient augmenter les emplois de cadres. Le prix du logement augmente, ce qui oblige les catégories populaires à se rendre de plus en plus loin pour trouver des logements à moindre coût. La population intermédiaire est évincée, au profit des cadres supérieurs et des populations immigrées qui sont aidées, pour le logement, par un accès facilité aux logements sociaux.
Les métropoles se partagent ainsi entre des emplois très qualifiés et des emplois qui le sont beaucoup moins. Les catégories populaires ouvrières et d’employés sont remplacées par des catégories populaires qui sont issues de l’immigration, et dont le statut est souvent précaire.
« À terme, l’ensemble du parc privé de logements des métropoles sera touché par une gentrification plus ou moins intense, tandis que le parc social est voué à se spécialiser dans l’accueil de populations précaires et/ou immigrées. » (p. 41) « Partout, le clivage social tend à recouvrir un clivage ethnique. » (p. 42)
« Les territoires les plus inégalitaires de France, les métropoles, sont ceux qui réussissent le mieux économiquement, mais aussi socialement grâce à une forte mobilité d’en haut (les couches supérieures) et d’en bas (les couches populaires immigrées). Économiquement performant, le modèle de développement métropolitain porte les germes d’une société inégalitaire puisqu’il n’intègre plus que les extrêmes de l’éventail social. Sans profiter autant que les couches supérieures de cette intégration aux territoires les plus dynamiques, les immigrés bénéficient aussi de ce précieux capital spatial. » (p. 45-46)
La France périphérique qui gronde
Les nouvelles radicalités viennent de la France périphérique, car c’est elle qui est touchée par la paupérisation et la précarisation des classes populaires. C’est la France périphérique qui concentre l’enjeu de la cohésion nationale, et non pas la France des banlieues. Cette France périphérique est très différente selon les lieux et les territoires. C’est elle qui vote massivement Front national, aussi bien au nord de la France que dans le sud-est. Le FN a capté l’ancien électorat communiste et socialiste, il prospère sur les terres de la gauche (Brignoles, ex-ville communiste, Hénin-Beaumont, bastion socialiste…), où des populations en désarroi ne savent plus à quel parti se vouer pour trouver une solution à leurs problèmes.
« La classe ouvrière a choisi le Front national à la fin des années 1980, à un moment où le parti frontiste portait pourtant un discours libéral reaganien et ultralibéral et où son électorat était classiquement un électorat de droite extrême. Là encore, ce n’est pas le Front national qui est allé chercher les ouvriers, ce sont ces derniers qui ont utilisé le parti frontiste pour contester la mondialisation et s’inquiéter de l’intensification des flux migratoires. Ce choix des électeurs explique, quinze ans plus tard, l’évolution de Marine Le Pen qui adapte désormais son discours à la nouvelle sociologie de ses électeurs. Une sociologie électorale où les classes populaires, les actifs et les jeunes sont surreprésentés ; une sociologie de gauche, qui contraint les dirigeants frontistes à abandonner un discours libéral pour défendre l’État-providence. » (p. 79-80)
Pour aller plus loin que l’auteur, nous pouvons dire que le FN est aujourd’hui le parti de la quatrième gauche. Après la gauche communiste, la gauche socialiste et la gauche libertaire, il y a désormais une gauche identitaire, qui reprend les thématiques classiques de la nation pour offrir un discours de lutte contre la mondialisation et l’ouverture des frontières. Une gauche du repli et des fausses solutions.
Face à la thèse de l’auteur, qui est une bonne analyse des disparités géographiques et géopolitiques de la France d’aujourd’hui, nous émettons deux réserves. La première concerne la présupposée protection des métropoles et la seconde la supposée défaite dans la mondialisation des territoires périphériques.
Des métropoles protégées ?
Les métropoles sont toujours présentées comme les protégées et les bénéficiaires de la mondialisation. Dans une logique marxiste qui ne dit pas son nom, on sous-entend que les métropoles exploitent les zones périphériques, vivent sur leur dos et s’enrichissant à leurs dépens. Les métropoles seraient les privilégiées, les aristocrates, et les zones périphériques le tiers état de la France d’en bas. Cette vision ne nous semble pas juste.
Si le prix de l’immobilier des métropoles est élevé, ce n’est pas parce que les cadres captent les immeubles et repoussent les employés et les ouvriers, c’est parce qu’une politique du logement absurde, coercitive et socialiste a planifié la pénurie et organisé la hausse des prix. La politique dite de logement social, qui n’a de social que le nom, empêche la construction de logements, raréfiant l’offre et déstabilisant la demande. L’imposition de 25% de logements sociaux aux communes est une absurdité, qui a pour effet de geler les nouvelles constructions et d’accroître le prix de l’existant. Là réside les causes de la hausse du prix de l’immobilier, non dans une prétendue ouverture à la mondialisation.
C’est là aussi où les métropoles sont défavorisées. Le prix d’un appartement de 100 m² en centre-ville n’est pas du tout le même à Paris, à Boulogne-Billancourt ou à Soissons et à Revin. Or les salaires sont à peu près identiques. Certes, Paris concentre plus de cadres, mais les employés et les fonctionnaires ont les mêmes revenus, quel que soit le lieu où ils habitent. Un vendeur de téléphones dans une boutique SFR a plus de facilité à se loger à Brignoles que dans le 7ème arrondissement de Paris. Il en va du logement comme pour les autres produits. Le prix d’un repas au restaurant est beaucoup moins cher en province qu’à Paris et de même pour les produits courants.
Les habitants des métropoles subissent aussi les longs voyages en transports collectifs, métro, train, RER, bus, fatigants et souvent inefficients. S’ils prennent la voiture, ils doivent affronter de longs bouchons. La qualité de vie est meilleure dans les zones périphériques que dans les métropoles. À cela s’ajoutent les menaces d’attentats et les problèmes de criminalité. C’est aussi dans les métropoles que se posent les problèmes de la vie multiculturelle et de l’intégration des populations immigrées, beaucoup plus que dans la France périphérique.
Il n’y a donc pas d’un côté les métropoles nanties et de l’autre les périphéries oubliées. La réalité est peut-être même l’inverse, comme en témoigne la volonté de quitter l’Ile-de-France qui est de plus en plus grande chez ses habitants. En cinq ans, Paris a perdu 15 000 habitants. Il est vrai que la politique idéologique du maire de la capitale y contribue surement.
Où sont les perdants de la mondialisation ?
La France périphérique est présentée comme concentrant les perdants de la mondialisation. Mais où sont-ils ces perdants ? Sont-ce ceux qui regardent la télévision sur un écran Samsung, qui font leur course dans une voiture Dacia, qui téléphone avec un Apple, qui porte un jeans et vont manger chez Mc Donald’s ? On a vite fait d’incriminer la mondialisation de tous les maux sans se rendre compte que l’on en vit et que l’on en bénéficie pleinement.
Comme preuve de la France périphérique, on donne souvent comme argument la désertification des centres-villes au profit des zones commerciales. Mais si les centres commerciaux se développent, c’est à cause des clients, non de la mondialisation. Ce sont les clients qui préfèrent aller faire leurs courses dans les centres commerciaux plutôt que dans les petits commerces du centre-ville. Personne ne les oblige à y aller. Mais les centres commerciaux sont plus faciles d’accès et les produits vendus sont souvent moins chers.
Dans les zones périphériques, l’immobilier est moins cher, la vie courante également, on perd moins de temps dans les transports, la nature est à la sortie de la ville, le risque djihadiste est très faible et la qualité de vie meilleure que dans les métropoles. Sont-ce alors vraiment les zones défavorisées que l’on nous présente ?
Il y a certes le problème du travail et du chômage. Mais, là aussi, la mondialisation est-elle vraiment responsable du chômage français ? Ce n’est pas la mondialisation qui crée du chômage, c’est l’État-providence. C’est lui qui impose des normes absurdes aux entrepreneurs, qui prélève plus de la moitié du salaire aux travailleurs, qui contrôle les politiques de logements sociaux, de la sécurité sociale et du monopole scolaire qui engendrent pauvreté et illettrisme. Comme le reste de la France, ces zones périphériques sont victimes de l’État-providence, plus que de la mondialisation. Mais il est vrai que les métropoles arrivent malgré tout à s’en sortir, grâce à une meilleure connectivité à l’espace mondial. Les métropoles s’en sortent en dépit de ce boulet. La France périphérique n’a que le boulet et ne dispose pas d’un moteur qui lui permettrait de se développer malgré tout. Ce n’est pas le discours et le programme de la quatrième gauche qui va limer la chaîne qui la retient à sa prison.
Des évolutions territoriales à venir
Les révolutions technologiques vont contribuer à redessiner le paysage urbain de la France. Aujourd’hui, beaucoup habitent dans les métropoles par nécessité professionnelle, pour pouvoir être physiquement présent sur leur lieu de travail. Le numérique et la connectivité sont en train de changer cela. Tous les métiers ne sont pas concernés, mais une grande partie de l’économie se fera à distance. C’est déjà vrai de beaucoup d’entreprises qui ont développé des bureaux virtuels : leurs collaborateurs travaillent entre eux grâce à internet tout en étant physiquement séparés. Il est possible d’organiser des réunions physiques hebdomadaires ou mensuelles, mais si chaque membre de l’équipe habite dans une région différente, il n’est plus forcément nécessaire de se retrouver à Paris. On peut ainsi très bien résider à la campagne, dans la France périphérique, et travailler pour un grand groupe international. Le développement d’Amazon permet à chacun d’avoir accès à une librairie universitaire, sans avoir besoin de se rendre dans le Quartier Latin. Et que vont donner les Mooc en matière éducative ? Sont-ce des gadgets où vont-ils permettre de développer des enseignements à distance qui rendront obsolètes les campus ? Il y a là de nombreuses inconnues, mais le champ des possibles est grand ouvert. Ce que l’on appelle la France périphérique n’est pas condamnée au déclin et à la relégation. Ce sont le développement technique et l’inclusion dans la mondialisation qui lui permettront de bénéficier d’un dynamisme certain et de se développer.